2 von Falkenstein

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Les deux semaines précédant leur départ qu'il avait passées à l'Institut lui avaient suffi pour tourner en rond sous l'effet de l'ennui. Après avoir dressé un inventaire soigneux de leur réserve pharmaceutique et supervisé l'aménagement de l'infirmerie en aboyant sur un Gebbert et Locke peu coopératifs, il n'arrivait guère à s'occuper. Même chercher à se tuer à coups de tractions ou d'abdominaux ne suffisait plus à le distraire.

Quand, à six heures du matin, Gebbert l'avait surpris en train de défoncer un pan de glace du plan d'eau gelé à coups de pelle pour y sauter en caleçon par moins cinq, il en avait perdu le pot de compote qu'il remontait des caves. Von Falkenstein avait décidé de ne pas perdre de temps à lui expliquer que s'il ne se torturait pas, il pouvait devenir intenable à force de procrastiner. Depuis l'enfance, il débordait d'une énergie nerveuse qu'il s'efforçait d'évacuer par tous les moyens. Il avait pratiqué le tir à l'arc, l'équitation, l'escrime, la boxe, gagné le championnat d'aviron universitaire et était toujours le premier volontaire aux épreuves physiques lors de ses classes. Un esprit sain dans un corps sain. Pour l'esprit, il n'était pas tellement sûr, mais il pouvait se targuer sans problème de s'être forgé une splendide anatomie et une endurance exemplaire. Pour obtenir les quelques heures de concentration extrême et de calme qu'exigeaient ses interventions au bloc, il devait au préalable courir jusqu'à en avoir des haut-le-cœur. La plupart du temps, ça suffisait. Mais pas à l'Institut. Privé de son cadre habituel et de sa routine, il se transformait en bête sauvage. La plupart des pensionnaires de l'Ahnenerbe l'évitaient donc, quand ils ne le traitaient pas de fou furieux.

Il vécut le retour à la civilisation comme une renaissance. L'âme que la forêt s'était efforcée à aspirer revint à lui dès qu'il eut posé les pieds à Stuttgart. La perspective de s'éloigner de l'Institut et de ses murs de brique, certes pour un temps, certes pour se perdre dans le froid sévère de l'est, l'avait revigoré. Il n'était pourtant pas d'un naturel aventurier, d'habitude. Même la présence de ce crétin de lieutenant Jensen n'avait pas réussi à gâcher son humeur.

Mais comme tout, le train finit lui aussi par l'ennuyer et c'est ainsi qu'il se réveilla à quatre heures du matin, incapable de fermer l'œil une minute de plus tandis que Jensen ronflait paisiblement, enfoui sous la couverture et ses pieds en chaussettes dépassant de dix bons centimètres de la couchette. Il se leva en silence, essayant de ne pas se cogner dans la pénombre et attrapant les notes que lui avait légué le docteur Krauss, il sortit dans la coursive, dossier sous le bras, ses bottes dans une main et ses lunettes dans l'autre.

Tractés d'une main de fer par la DRG Classe E, les boggies tapotaient leur rythme paisible quelque part sous les wagons. Il s'était habitué à ce bruit de fond comme on s'habituait à la houle sur un bateau. Un silence de tombeau régnait en première classe. Le couloir n'était illuminé que par un éclairage sur deux. Après s'être chaussé, il se dirigea vers l'arrière du train à la recherche de la voiture restaurant.

Celle-ci était complètement déserte. Seul un employé de la Reichsbahn, engoncé dans son uniforme marine, pionçait derrière le comptoir pour assurer un semblant de service. Décidant qu'il avait assez joué avec les nerfs du personnel de la compagnie ferroviaire nationale, von Falkenstein ne le réveilla pas et se prépara lui-même son café. La Reichsbahn ne fournissait que du lyophilisé pour des raisons de logistique et il le noya de lait concentré avant de partir s'installer le plus loin possible de l'homme endormi. La lumière, quoique tamisée, était suffisante. Allumant une cigarette, il se pencha sur les notes du feu docteur Rip Merken qu'il n'avait toujours pas pris la peine d'étudier.

Malgré son suicide au sein d'un asile psychiatrique, ce qui transparaissait de ce dernier ne lui paraissait guère dément. Au contraire, sur le papier, Gustav Rip Merken lui apparut comme organisé et pleinement investi. Lui qui s'attendait à se plonger dans un ramassis de bêtises mystiques écrites d'une main tremblante, il se retrouvait face à un rapport de recherche en bonne et due forme parfaitement documenté. Rip Merken était arrivé à Bereznevo en août 1937 et y était resté jusqu'en décembre. Hébergé par un immigré allemand de deuxième génération (Herr Jan Kaldwerk, professeur de musique de son état), il avait quadrillé le hameau sur toute sa superficie, prenant photos et notes. Ce cloaque abritait moins d'une centaine d'âmes et se résumait à des agglomérations disparates de maisons en bois. Des chemins en terre et un troupeau de vaches derrière des barrières branlantes. Seule l'église avait été bâtie en dur. Un des clichés montrait le pope, sa femme et leurs quatre enfants sur le seuil de leur temple. Des visages durs, des gamins privés de sourire et d'eau courante sur fond de croix orthodoxe, dont la traverse penchait vers la droite, pointant en direction de l'enfer. Pas assez peuplée pour apparaître sur une quelconque carte, Bereznevo (nommée ainsi en hommage aux bouleaux) avait effectivement tout l'air d'un enfer austère dont seules les campagnes rétrogrades ont le secret. En retournant la photographie aux tons sépia, il put lire :

S U A H N I E BOù les histoires vivent. Découvrez maintenant