16 Ania

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Le ciel s'était couvert et elle se prit à espérer qu'il pleuve dans l'heure, rafraîchissant l'air et lui garantissant une nuit paisible où l'atmosphère étouffante de ce début de mois ne serait qu'un mauvais souvenir. Elle était épuisée. Les rares morceaux de lapin qu'elle avait réussi à ingérer lui étaient restés sur son estomac endolori.

— Allez, monte, dit-il en lui ouvrant la portière de la Grosse.

Elle se faufila à l'arrière et une fois à l'intérieur, elle tâcha de se glisser de l'autre côté de la banquette pour s'éloigner de lui le plus rapidement possible. C'est à peine s'il lui prêta attention. Une fine bruine commença à suinter du ciel alourdi, et il resta là, à terminer sa cigarette, appuyé d'un bras au haut de la portière et malgré la distance raisonnable qui la séparait de lui, Ania ne fut pas épargnée par l'odeur âcre de la fumée. Après qu'il eut jeté le mégot, elle crut qu'il allait enfin claquer la porte pour s'installer sur le siège passager avant mais il n'en fit rien. Au contraire, il se pencha et se laissa tomber sur le revêtement rembourré de l'autre côté d'elle, et quand il referma, elle sut qu'il était loin d'en avoir terminé avec elle pour aujourd'hui. Appuyé à la portière, il balança négligemment une de ses jambes en travers de la banquette, guère gêné d'y frotter ses bottes sales et si elle ne s'était pas décalée, elle se serait certainement prise un méchant coup dans le flanc. Cela n'arriva pas, bien que le coté ferré de la semelle lui frotta le dos avant de se figer près de son coude. La voiture était bien trop large pour qu'il en atteigne le bout opposé, à moins de s'allonger, ce qu'il ne fit pas ; il lui restait peut-être encore une quarantaine de centimètres de libre si elle se pressait contre la portière, et cela signifiait prendre le risque de sentir les clous arrondis contre le haut de sa jambe ou sa hanche s'il ça lui prenait de remuer et la seule idée de ce contact lui serra le cœur, si bien qu'elle ne bougea pas. Un coude posé sur le dossier bas, la tête calée dans le creux de sa main, von Falkenstein avait jeté sa veste noire en travers de ses cuisses et elle évita de regarder dans sa direction. 

Ce ne fut pas suffisant.

— Viens, lui dit-il en lui faisant signe de son bras libre.

Elle refusa d'un mince signe de tête, toujours sans lever les yeux vers lui et tout en sachant qu'il n'en aurait rien à faire. La botte coincée dans son dos la poussa dans le creux du bassin et elle dut s'empêcher de tressaillir sans y parvenir tout à fait.

— Viens, je te dis, répéta-t-il en baissant d'un ton, ce qu'elle savait être dangereux. Je ne te demande vraiment pas grand-chose, si on le compare à tout ce que tu me dois, petite russe de merde.

Cela avait beau être très vrai, elle ne s'y décida pas pour autant. La bruine s'était transformée en pluie éparse, tâchant le verre du pare-brise de rosée et la lente course d'une gouttelette lui rappela celle qui avait un jour coulé sur l'intérieur de sa cuisse jusqu'à sa cheville devant lui, à Stuttgart ; son louvoiement et sa forme étaient assez semblables, bien que la seconde fût d'un rouge de velours. Tout comme là-bas, le même état étrange, détaché et pourtant rempli d'une appréhension sourde menaçant de virer à la panique s'était emparé de tout son être, la clouant dans une immobilité totale. La semelle cogna contre le bas de son dos une seconde fois, un peu plus fort.

— Ne m'oblige pas à venir te chercher, reprit-il, murmurant presque. Je suis crevé et je n'ai pas envie de te faire mal.

Sans qu'elle ne s'y résolve consciemment, elle perçut le mouvement de son propre corps. Elle se sentit se décoller de son assise comme si elle pesait trois fois son poids normal, maladroite et engourdie, le cœur battant un rythme si lent qu'il approchait de la syncope. Elle n'était plus vraiment là, elle était devenue liquide, elle se dissolvait lentement sur le parebrise. Ensuite, elle fut auprès de lui, tout simplement ; son dos contre sa chemise, entre ses jambes écartées et elle se laissa enlacer, elle se laissa serrer, elle le laissa passer un bras autour de son ventre et l'autre autour de ses épaules. Il émanait de lui un mélange tiède de lessive, de sueur refroidie et de tabac et elle ne tira qu'une vague répulsion à ce contact bien plus envahissant que d'habitude. C'était même plutôt doux et agréable. Elle se surprit à fermer les yeux et à ne plus vouloir pleurer comme ça lui était auparavant arrivé au square. Jamais personne ne l'avait tenue comme ça, avec une telle affection, pas même Nina ou Anneliese et ce constat l'emplit d'une haineuse et triste consolation, d'un tel dégoût pour elle-même qu'elle eut envie d'éclater de rire avant de se déchiqueter la gorge avec ses ongles pour le faire taire. 

S U A H N I E BOù les histoires vivent. Découvrez maintenant