13 Nina

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C'était la première fois de sa vie qu'elle passait au travers d'une vitre. Même au rez-de-chaussée, une fenêtre restait une fenêtre. Un éclat de verre lui avait ouvert le bras jusqu'au coude et elle saignait en abondance. Sur le moment, rien n'avait d'importance, à part échapper à ce monstre. Elle se souvenait d'une bousculade. Des filles de cuisine tirées du lit s'étranglant de terreur. Le voyant surgir, elles s'étaient marchées dessus, elles avaient failli la piétiner car elle avait eu le malheur de se trouver sur leur passage. Nina ignorait si elles avaient réussi à s'enfuir. Elle n'avait pensé qu'à elle.

L'esprit ailleurs, elle se surprit à errer le long du mur. Son esprit se refusait à admettre ce qui venait de se passer. Les évènements de cette nuit ne pouvaient être réels. Dans ses oreilles résonnaient des bruits qu'elle niait en bloc. Les pétarades sporadiques qui avaient éclaté dans les caves, la réveillant en sursaut. L'explosion assourdie d'une grenade, suivie de cris d'hommes qu'on égorgeait. Des pas incertains furetant dans les ténèbres des couloirs. Une masse énorme qui se déplaçait par saccades, s'accrochant aux meubles, brisant les miroirs sur son passage. La furtive œillade qu'elle avait réussi à jeter sur la silhouette avait suivi à la paralyser pendant quelques secondes. Le cadavre monstrueux qu'ils avaient auparavant jeté dans les celliers, mi-Jensen, mi-elle-ne-savait-quoi, déambulait désormais à la surface. Tuer Gebbert et Brune l'infirmière ne lui avait apparemment pas suffi.

Sa blessure l'élança et elle se rendit compte qu'elle ne pouvait presque plus mouvoir son bras droit. Le verre l'avait coupé plus profondément qu'elle ne l'aurait cru. Se maintenant au mur de sa main valide, essayant de se faire la plus petite possible, elle progressa mètre par mètre. À l'intérieur de la grande demeure, le silence régnait. Nina savait pourtant que la créature n'était pas loin.

Elle avait vu ce qu'elle avait fait à Gebbert. L'image de son corps privé de tête la hantait à chaque fois qu'elle avait la mauvaise idée de fermer les yeux. Avant de se faire abattre par le peloton, elle avait réussi à éventrer Brunehilde, et le chien aussi. Guère étonnant que Bruno ait décidé de s'enfuir le soir-même, amenant Ania avec lui. Depuis, tout était allé de travers. Krauss avait dégobillé une grappe d'yeux devant elle, l'épouvantant de manière indescriptible, et maintenant, elle se retrouvait à raser le mur du manoir, le cœur au bord des lèvres, ignorant quoi faire et où aller. Non loin de là, au deuxième étage, retentit une série de craquements et ensuite, un cri à lui déchirer l'âme. La chose qu'avait été Jensen avait réussi à passer la porte. La pierre étouffa à grand peine ce qui se passa. Elle en entendit suffisamment pour se recroqueviller, une main plaquée sur la bouche afin de ne laisser échapper aucun glapissement susceptible de trahir sa position.

Les genoux tremblants, elle reprit assez de lucidité pour continuer à avancer, se souciant peu des traces mouillées et sanglantes qu'elle laissait sur la brique lorsqu'y frottait sa manche déchirée. Là-haut, la monstruosité grognait sa frustration en réduisant son environnement immédiat en miettes, puis finit par s'éloigner dans une cavalcade maladroite. Le silence qui s'ensuivit la rendit soudain malade de terreur. Parvenue à l'extrémité de l'aile est du bâtiment, elle piqua un sprint bruyant jusqu'à s'essouffler, franchissant l'allée aux peupliers en diagonale, évitant les tâches d'un orange livide des lampadaires. Le sang lui battant aux oreilles, elle se plia en deux afin de lutter contre un piquant point de côté, juste quelques secondes, puis se força à continuer. Elle faillit en vomir, et ne s'arrêta qu'une fois à l'abri sous le couvert des arbres autour de l'étang. Là, planquée derrière un tronc, elle se laissa glisser au sol et tremblante, elle sanglota, s'entourant de ses bras. À la tempête des larmes, qu'elle se contraignit de ravaler sous peine de se montrer trop bruyante, succéda un état de stupeur qu'elle ne connaissait que trop bien. La première fois qu'elle l'avait vécu, c'était après s'être imposée l'infâmie d'un homme dans l'espoir de se guérir de sa prétendue frigidité. La seconde, c'était lors de l'autopsie pratiquée par von Falkenstein. Elle fixait alors le vide, incapable de bouger ou même articuler, absente d'elle-même, dissociée, le corps seulement animé d'un balancement retors. Combien de temps dura cet épisode-ci, Nina l'ignorait. Lorsqu'elle revint à elle, la nuit était toujours aussi noire. Beaucoup plus noire, même. Où étaient donc passés les lampadaires ? Et pourquoi était-elle debout, alors qu'elle se souvenait parfaitement s'être affalée contre un arbre ?

S U A H N I E BOù les histoires vivent. Découvrez maintenant