15 Ania

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Bon, déclara-t-il après s'être envoyé un second café à l'américaine dans le gosier. Tu es sûre que tu n'as toujours pas faim ?

— Non, répondit-elle poliment. Ce n'est pas grave. Je mangerais en rentrant.

En dehors de son abdomen souffrant malgré l'aspirine, assister à toute cette scène avec les Goeretz l'avait suffisamment remuée pour la priver de tout attrait pour le menu. Elle avait désormais hâte de se retrouver à nouveau seule, même si elle avait renoncé à retourner se balader. Elle avait trop peur de retomber sur l'Anwärter Auster ou même Oskar et son vélo, pourtant si sympathiques. Elle n'était plus sûre de pouvoir reparler au garçon après ce qui venait de se produire. Avec une fierté non-dissimulée, celui-ci lui avait annoncé être l'amoureux de Matilda, qu'il ne reverrait qu'avec beaucoup de chance. Elle savait qu'il lui faudrait un certain temps avant de mesurer les conséquences de son acte irréfléchi mais elle savait aussi qu'elle n'en tirerait qu'un lointain regret.

La vie était injuste, elle l'avait appris depuis la Pologne. Au moins Matilda avait-elle eu la chance de ne pas voir d'ombres aux bouches difformes ni de se trimballer Herr SS-Hauptsturmführer von Falkenstein dans la foulée. Ce dernier regardait justement sa montre en tirant la tronche, se rappelant soudain qu'il se trouvait à Illwickersheim pour y tenir une permanence plutôt que de fumer des clopes à la terrasse du bistrot adjacent. En le voyant bâiller avant de se caler contre le mur pierreux bardé de lierre en fermant les yeux, elle sut que c'était loin d'être gagné quant à l'obligation de soins de la population civile.

Peut-être sentit-il le regard de discret reproche qu'elle posait sur lui malgré ses paupières closes, car il dit :

— J'ai décidé de faire de la figuration, aujourd'hui. Comme lors de certaines sessions de sélection.

— Pauvre Olrik, dit-elle avec un affect sincère en entamant la seconde carafe d'eau, qu'elle versa dans son verre toujours maculé des restes d'aspirine.

— Oh non, je suis certain qu'il s'amuse comme un petit fou, ce con. Il adore les gens, contrairement à moi. L'assistance sociale, c'est vraiment son dada. On devrait le mettre dans une infirmerie scolaire, répondit-il avant de s'étirer l'épaule jusqu'au craquement. J'ai absolument aucune envie d'y retourner et en plus j'ai trop bouffé, et quand j'ai trop bouffé, j'ai envie de dormir. C'est ce que je vais faire d'ailleurs, je pense, au moins une petite heure, ajouta-t-il en se frottant les yeux toujours sans les ouvrir. Il y a un parc, dans ce trou paumé ?

— Oui, répondit-elle. Je suis passée à côté, avant que... enfin, oui.

— C'est mieux que cette terrasse, commenta-t-il. Finis ta flotte et on y va.

Ania faillit protester et renonça. Ce n'était guère le moment de parlementer, pas après qu'il ait expédié l'une des filles de Goeretz dans le même enfer qu'elle et fait nettoyer à sa mère sa propre flaque de gerbe sous le regard désolé de son mari. Il avait d'ailleurs fait tout ça en rigolant tout le long ou presque, animé de ce rire franc et plein de chaleur, le même qui le prenait souvent quand il la voyait déchiqueter des lapins ou même Bodmann ; et maintenant qu'il en avait eu assez, il parlait d'esquiver ses obligations pour aller se taper une sieste comme si tout ce qui s'était passé avant n'était qu'une anecdote plus cocasse que la moyenne et ce détachement avait quelque chose de contagieux.

— Et si le Wachtmeister ne l'amène pas demain ? demanda-t-elle alors qu'ils quittaient enfin le bistrot sous les regards mornes du personnel et des clients. Qu'est-ce qui se passe ?

— Mon Dieu, fit-il semblant de s'horrifier. C'est vrai, ça ! S'il cherche à la planquer, hein ? Plus de distribution de soupe pour nos polaks, quelle catastrophe.

S U A H N I E BOù les histoires vivent. Découvrez maintenant