3 von Falkenstein

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À gauche, puis tout droit. Évidemment, ce Zallmann s'était complètement foutu de lui, car il n'y avait absolument aucun bâtiment en vue une fois qu'il eut tourné.

La nuit était encore noire, la fatigue et l'énervement brouillaient son sens de l'orientation, qui n'avait jamais été très bon. Bien pour cela qu'il lui avait fallu autant de temps pour arriver sur place. Hors de question d'effectuer un demi-tour pour demander la bonne direction, ou même emprunter une lampe ; il préférait encore errer dans le froid jusqu'à l'aube plutôt que d'affronter l'air suffisant de cet universitaire, persuadé d'être intouchable, bien à l'abri dans ses chaussures de ville.

Le peu qu'il avait vu de l'Institut le déprimait. Des murs et des logements d'usine, patinés par le temps et la rouille, que l'obscurité rendait encore plus inquiétants. Une ancienne scierie laissée pour morte, puis rénovée au compte-gouttes au milieu de la forêt, entourée d'humidité, de froid et de silence. La sérénité de l'environnement, le ciel pesant sur la nature endormie, les étoiles lointaines filtrant à travers la brume, tout cela aurait fait le bonheur des poètes du siècle dernier, mais à l'instant et de manière plus générale, von Falkenstein n'en avait rien à faire. Il n'avait jamais manifesté une quelconque sensibilité littéraire, cela dit, au plus grand dam de sa mère. Il avait toujours préféré disséquer plutôt que lire. C'était cette fascination des choses visqueuses qu'on pouvait trouver à l'intérieur des êtres vivants qui l'avait tout naturellement amené à exercer.

Au bout d'une centaine de mètres, il finit par distinguer les contours rectangulaires d'un long pavillon au toit en pente. Sous la lumière atone de la lune, il prenait des allures spectrales d'un paquebot aux parois de mauvais ciment. Une lueur artificielle filtrait de l'arrière de la construction brute, et il se dirigea vers elle, les semelles crissant sur le gravier. Le chemin gagna en régularité et il longea une clôture grillagée couverte de rosée étincelante. L'air sentait le foin, la boue et la campagne. Il ne put s'empêcher de tressaillir lorsque les chiens se jetèrent sur le métal déployé, se fracassant contre les mailles. En reculant, il faillit trébucher et jura en reprenant son équilibre.

En face, surgis des ténèbres, des molosses bondissaient et grattaient l'acier à grands renforts de griffes et de crocs. Leurs aboiements se condensaient en une brume épaisse à la sortie de leurs gueules butées, pleines de bave et de haine. Un chien blanc et deux autres de houille, massifs, à la musculature grasse et à la voix rauque, patinant dans la mouise sur leurs pattes arrière. Tous les trois avaient les oreilles sectionnées. Ce spectacle le laissa interdit pendant quelques secondes. La grille était haute, bien trop pour être franchie d'un bond ; mais tout de même, il détestait la proximité de cette menace à l'haleine aussi rance que leurs dents. Quel intérêt d'avoir des chiens de garde alors qu'il n'y avait rien de concret à défendre ? Peut-être qu'ils avaient senti l'odeur du sang. Après tout, il en avait encore plein le menton. Il s'essuya le nez et fixa les chiens dans les yeux.

Puis, s'approchant, il décocha un solide coup de botte dans le grillage, atteignant un des clébards noirs en plein poitrail. Le mastiff couina, de surprise et de douleur, avant d'attaquer la clôture de plus belle, ce qui ne fit qu'exciter les autres. L'atmosphère se remplit d'halètements et de jappements expectorés. Le blanc se coinça une canine dans un carré de la grille, manquant de peu de se la démettre en rejetant la tête en arrière. Tout au fond de lui, von Falkenstein savait qu'il ne voulait qu'une chose : voir cette mince palissade céder.

Trois chiens devraient suffire. Qu'ils lui bondissent dessus pour lui dévorer le nez et les joues, arrachant des lambeaux de chair par pans entiers, saccageant ses maxillaires à grands coups de dents, haletant de plaisir sanguinaire en lui bouffant la gueule. Il ne l'avait jamais vraiment aimée, de toute manière. Elle ne collait pas avec ce qu'il ressentait à l'intérieur. Il y avait un décalage, une dissociation, presque. Comme s'il y avait un étranger derrière ce masque un peu trop lisse et régulier. Peut-être que grâce aux chiens, sans la peau et la chair, il se verrait enfin ; peut-être qu'il se reconnaîtrait dans ce crâne grimaçant, un trou à la place du nez et les orbites vides. Un peu comme celui sur son képi, d'ailleurs, avec son rictus cynique. C'était probablement ça, son vrai visage. Avec un temps de retard, il comprit qu'il venait d'empoigner la grille à deux mains pour la secouer et tenter de la déraciner. Le molosse blanc tenta de lui arracher un doigt, sans succès.

S U A H N I E BOù les histoires vivent. Découvrez maintenant