4 Nina

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Nina fut incapable de retrouver le sommeil après l'épisode de la Mercedes. Elle se résolut à un brin de toilette et à l'abandon de sa tenue de nuit. Dans une clarté naissante grisâtre, elle s'habilla et fit son lit, se préparant mentalement à une nouvelle et longue journée. Ce matin, elle avait au moins le temps de prendre un déjeuner complet avant que le domaine ne soit envahi par des hommes braillards en uniforme et leurs camions puant le diesel. Ceux qu'elle attendait le plus étaient le génie de la 6e division, envoyés tout spécialement pour leur installer la chaufferie et tirer les raccords électriques. Elle n'en pouvait plus de se laver exclusivement au gant et à l'eau glacée depuis des semaines, sans parler de l'éclairage archaïque. Au moins ne vivait-elle pas dans un de ces casernements remplis de courants d'air qu'elle apercevait en filigrane derrière les troncs.

S'emmitouflant dans son cardigan, elle s'installa à la fenêtre et entreprit de retirer ses bigoudis, qui commençaient à lui engourdir le cuir chevelu. Un soleil timide pointa, dispersant le frimas. Talonné par un de ses chiens aux allures de cerbère, le soldat Gebbert passa dans la cour, les bras chargés de pain qu'il venait de cuire. Elle l'aimait bien. C'était un bon garçon, rural, aimant la terre. Dès son arrivée, il avait commencé à planter un jardin et installer un poulailler ; pour des raisons « d'autonomie alimentaire », bien entendu. Encore un qui avait enfilé l'uniforme par obligation morale à défaut de réelle conviction. Probablement à cause des parents. C'était l'un des rares à la traiter avec une bonhomie sincère et elle l'en remerciait tous les jours en silence. Elle lui adressa un signe mais il ne le vit pas. Elle se demanda si Gebbert ferait un bon mari. Peut-être. À bientôt vingt-six ans, sans enfants, toujours célibataire, elle était passée dans l'illégalité aux yeux du NSDAP. Techniquement, elle n'était même plus une citoyenne. Seul le poids politique considérable du docteur Krauss la protégeait des inquisiteurs modernes du parti. Pour eux, le seul service qu'elle pouvait rendre à la nation était d'utiliser son ventre. Quatre enfants : deux pour repeupler le vide laissé par la guerre, un pour celle à venir et un autre encore pour le Führer. Oui, elle devrait probablement en parler à Gebbert. Mais pas aujourd'hui. Ce n'est pas comme si elle aimait véritablement les hommes, de toute manière.

Y penser lui mettait irrémédiablement la mort dans l'âme, mais elle n'avait pas le choix. Le temps jouait contre elle. Elle ne pourrait pas éternellement compter sur l'aura de Viktor Krauss pour la dissimuler. Et dire qu'elle avait déjà renoncé à la plupart de ses coquetteries habituelles afin de se fondre dans l'image qu'ils se faisaient de l'allemande idéale : celle-ci ne se maquillait pas, ne se peignait pas les ongles, ne fumait pas ; elle n'était ni frivole ni destinée à travailler autre part qu'au sein du foyer. Elle qui avait nourri de brillantes ambitions se retrouvait à devoir se contenter d'un statut de semi-clandestine, se planquant au milieu d'un manoir puant l'insalubrité et dépourvu de courant. Faute de mieux, elle s'en accommodait. Au moins, ici, personne ne la regardait réellement de travers à cause de sa condition nullipare.

Enfin, jusqu'à ce matin.

Malgré son passage logique au BDM*, Nina avait toujours soigneusement évité de fréquenter de trop près la nouvelle élite du régime. L'organisation SS était née dans les brasseries, les pogroms et la délinquance de rue. Ils n'étaient rien d'autre que des voyous organisés, ivrognes la plupart du temps. S'en tenir éloignée relevait du bon sens. Cela n'avait pas suffi. Cette malédiction noire avait fini par la retrouver, même aussi loin de la civilisation.

Le choc d'une petite masse contre son carreau la tira de ses pensées dans un sursaut. Étourdi, l'oiseau resta quelques instants sur le rebord, tournant sa petite tête de droite à gauche. Mal à l'aise, Nina ouvrit la fenêtre pour le chasser. Se penchant, elle aperçut Bruno qui s'était installé sur le perron en contrebas, une tasse fumante entre ses doigts gantés.

S U A H N I E BOù les histoires vivent. Découvrez maintenant