1 Wolff

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Durant ses deux premières années de service, Wolff Jensen avait supporté beaucoup de gradés chiants comme la mort. Il avait eu un instructeur qui lui avait fait tenir une grenade anglaise dégoupillée car il avait eu la mauvaise idée de piquer un roupillon lors d'une explication extrêmement longue sur l'origine du mot « stratégie ». Un autre qui s'amusait à cracher dans la gamelle commune. Et encore un autre qui conduisait des simulations d'interrogatoire si réalistes qu'une des sessions lui avait coûté la moitié d'une dent. Le Hauptsturmführer von Falkenstein les battait tous à plate couture. C'était un coq à képi qu'on lui avait collé, pas un capitaine des services de santé. Physiquement, il lui donnait trente ans, mais au niveau du comportement, ça atteignait difficilement les douze. Et ses manifestations caractérielles avaient commencé dès leur arrivée en gare de Stuttgart.

À grands renforts de coups d'épaules, ils s'étaient frayés un chemin jusqu'au quai et la rutilante motrice électrique qui assurait la liaison avec Vienne. Dans cette atmosphère agitée par la foule et le bourdonnement d'animal féroce de la locomotive, von Falkenstein avait collé son sauf-conduit sous le nez du contrôleur de l'unique voiture classée en première. Des visages curieux avaient pointé à la vitre du luxueux wagon, distingué par son bordeaux liséré d'or.

— La première est complète, officier, avait dit l'agent de la Reichsbahn en uniforme bleu.

— À vrai dire, c'est votre foutu problème et pas le mien, avait répondu von Falkenstein avant de forcer le passage.

Wolff avait emboîté le pas au contrôleur. Celui-ci avait poursuivi von Falkenstein en essayant de l'arrêter à grands renforts de protestations véhémentes, en vain. L'intéressé s'était contenté de le noyer dans un nuage de fumée grise qu'il expirait à l'instar d'un dragon mythologique. L'agent de la Reichsbahn avait fini par battre en retraite, asphyxié.

Ils se retrouvèrent donc dans une coursive moquettée trop étroite pour laisser passer deux personnes de front. À l'opposé apparut un homme ventripotent accompagné de son épouse minuscule. Elle tenait un panier en osier soigneusement scellé sous son bras et portait un chapeau à voilette à la mode de la République de Weimar. Ils se figèrent en les apercevant.

— Demi-tour immédiat ! leur brailla von Falkenstein dans une parfaite imitation de l'un de ses anciens instructeurs (celui qui l'obligeait à courir en chaussettes dans la boue).

La femme en perdit son panier. Son mari moustachu devint du même bordeaux que l'extérieur du wagon. Von Falkenstein se tourna vers lui et Wolff s'efforça de masquer son expression incrédule.

— En avant, marche, lieutenant, dit-il et il se dirigea vers le compartiment le plus proche.

— C'est le nôtre, dit alors l'homme en sortant de sa tétanie offusquée. Nous l'avons payé.

— Je le réquisitionne, rétorqua von Falkenstein en s'emparant de la porte coulissante.

L'autre refusa d'en démordre. À sa tenue, c'était probablement quelqu'un d'important, mais Wolff ne s'y connaissait pas tellement en bourgeoisie. Pour lui, les gens dans les affaires avaient tous la même dégaine.

— Sous quelle autorité ? s'enquit l'individu en se gonflant comme un crapaud. Vous n'avez pas le droit.

Wolff avait beau ne pas aimer les richards de son genre, il était d'accord. L'uniforme ne devait pas servir de prétexte pour soutirer des faveurs, quelles qu'elles soient. Ils étaient au service du Reich, pas l'inverse. Ils se devaient d'être exemplaires.

— C'est de l'abus, ajouta l'homme et Wolff faillit acquiescer.

Von Falkenstein, quant à lui, paraissait sérieusement réfléchir à cette affirmation.

S U A H N I E BOù les histoires vivent. Découvrez maintenant