16 Ania

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Ce soir-là, ce fut Anneliese qui vint lui rendre visite et elle la retrouva avec plaisir. Son visage avait pâli et elle n'arrêtait pas de frissonner, malgré l'étole brodée dont elle s'était recouverte. L'air pensif, elle lui raconta ce à quoi elle avait assisté cet après-midi même. Puis elle lui annonça qu'à partir de maintenant, elle irait dormir dans ses quartiers à elle et Ania dissimula habilement son soulagement. Elle ne souhaitait plus devoir traverser la chambre où il dormait pour se rendre aux toilettes, ni rester à proximité du miroir brisé.

Le visage enflammé par la honte et la culpabilité, elle avait réussi à changer les draps sans trembler et quand elle demanda à Anneliese si elle pouvait se rendre à la blanchisserie, celle-ci l'accompagna sans lui poser de questions. Selon elle, c'était des choses qui arrivaient. Ania ne lui dit pas de quel lit venaient les draps. Ç'aurait été trop étrange de lui avouer qu'elle avait saigné sur son matelas à lui.

La semaine suivante ne lui parut pas trop longue. Quand elle trouvait un moment, Anneliese venait la voir pour l'amener marcher ou discuter. Elles mangèrent une seule fois dans le réfectoire blanc réservé au personnel de moindre importance ; les autres jours, Anneliese ou l'une de ces autres femmes en bure lui amenaient une assiette bien garnie, la gratifiant d'un sourire ou d'un mot gentil. Elle aimait bien leurs petites attentions. Les quartiers de pomme qu'elles coupaient pour les manger dans les couloirs et qu'elles lui passaient en douce. La tablette de chocolat au lait que l'une d'elles lui avait donné, la bouillotte qui se trouvait dans son lit spartiate à chaque fois qu'elle allait se coucher. Les livres qu'Anneliese lui amenait ou les griffonnages pensifs de celle-ci quand elle se mettait à dessiner. Elle était plutôt douée, d'ailleurs. Elle possédait un carnet rempli d'aquarelles qu'Ania prenait plaisir à feuilleter. Les peintures étaient douces, diluées, des paysages surtout, des animaux parfois. Des renards, des loutres, des chamois, pas d'hommes, jamais. Elle voulut demander à Anneliese de lui apprendre, et n'osa pas. Lorsqu'elle sortait dans la partie civile, les Sœurs la laissaient faire à peu près ce qu'elle voulait, à condition qu'elle ne gêne le travail de personne.

La majorité du temps, elle était seule. Cela ne l'embarrassait pas. Elle avait pris l'habitude de l'enfermement et de la solitude. Ici, ils lui semblaient bien moins oppressants qu'à l'Institut. Le Marienhospital vivait et respirait et personne ne l'obligeait plus à se rendre dans un amphithéâtre humide pour y écorcher des lapins. Ce n'était que temporaire, elle le savait et s'efforçait de l'oublier. Elle évita la chambre de Bruno. Anneliese ne lui demanda pas pourquoi.

— Je sais, lui dit-elle une nuit où elles veillèrent tard, chacune dans sa couche. Je sais que tu n'es pas vraiment allemande.

La respiration lui manqua et elle garda le silence. Celui-ci était son meilleur allié, depuis toujours.

— Je suppose qu'il t'a ramenée parce que tu lui plaisais, poursuivit-elle sans se formaliser de son mutisme abasourdi. Ou parce qu'il a eu pitié.

— Je ne... commença Ania.

— Je m'en fiche, répondit doucement Anneliese en éteignant sa lumière. Je voulais juste que tu saches que ce n'est plus la peine de me mentir. C'est bien, non ? Comment tu t'appelles ? Comment tu t'appelles pour de vrai, je veux dire ?

— Ania, dit-elle.

— C'est très joli, constata Anneliese.

*

Les jours passèrent et parfois, elle se surprit à se sentir ici comme chez elle. Elle finit par connaître par cœur le moindre recoin de cet hôpital immense et les prénoms de la plupart des médecins d'importance qui y exerçaient. À son plus grand plaisir, Anneliese réussit à l'introduire à une conférence sur la prévention des épidémies de typhus, conduite par un certain Kurt Gerstein de l'Institut d'Hygiène. Elle apprit ainsi nombre de choses passionnantes sur la désinfection et le traitement de l'eau. La technicité pointilleuse des Allemands en uniforme ne cessait de la fasciner. Tout chez eux était soumis à des protocoles, des plans et des explications compliquées. Le soir-même, elle se retrouvait plongée dans un livre contenant les reproductions des cyanotypes des machines de la Première Guerre. Tout ce qui avait trait au médical ou à l'industrie la fascinait au-delà du raisonnable. L'arsenal déployé par le pays lui paraissait infini. Plus en elle découvrait, plus elle se rendait compte qu'une éducation normale lui faisait défaut et cela la rendait à la fois frustrée et triste. Oh, bien sûr, Bruno et Nina s'étaient chargés de lui inculquer les bases. Elle pouvait lire sans buter sur les mots et écrire sans faire de fautes énormes, et même si son vocabulaire comportait encore bien des lacunes, elle s'exprimait et se faisait comprendre correctement. Elle possédait également quelques notions de géographie générale : elle savait, par exemple, que l'Afrique était un continent, tout comme l'Amérique du Nord et pouvait pointer l'Océan Atlantique sur une carte sans le confondre avec la Mer Méditerranée. Poser des additions lui était également facile et elle connaissait par cœur ses tables de multiplication. Mais ce n'était pas suffisant, elle en avait une conscience aigüe. Cela lui permettait à peine de comprendre le monde qui l'entourait. Alors, dès qu'elle en avait l'occasion, elle pressait Anneliese de questions aussi diverses et variées que le fonctionnement du courant électrique ou la stérilisation des aliments. Celle-ci s'efforçait de combler sa curiosité avec le plus de détails possibles et quand ses propres connaissances montraient leurs limites (elle n'avait aucune idée de la profondeur du métro moscovite, par exemple), elle s'arrangeait toujours pour trouver un livre ou un magazine qui abordait le sujet – quand ce n'était pas une de ses collègues. En ce sens-là, elle se montrait bien plus patiente et enjouée que l'avait été Nina et très souvent, Ania se mit à espérer que le jour fatidique de son retour à l'Institut, Anneliese pourrait l'accompagner. Ce n'était pas un rêve idiot. Après tout, Anneliese était infirmière et l'Institut avait toujours besoin de bras supplémentaires.

S U A H N I E BOù les histoires vivent. Découvrez maintenant