2 Ania

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Le son mat du métal grattant le sol, les brindilles et la minuscule caillasse lui remplissait l'intégralité du crâne. Coincé dans son corps paralysé, son esprit avait peu à peu cessé de se débattre, cédant sa place à un état de flottement qui, à force, ne l'effrayait plus tellement. Des détails insignifiants attiraient son attention, défilant lentement, comme si le temps s'était transformé en un courant gélatineux. Elle remarqua qu'un des prisonniers polonais avait retroussé ses manches pour s'affairer avec plus d'efficacité et qu'un drôle de tatouage luisait sur sa peau humide de sueur et de bruine, non loin du poignet. Un autre fit tomber son béret rapiécé dans la boue à ses pieds et ne chercha pas à le ramasser, trop concentré à pelleter des tas de terre. De temps en temps, le rire forcé et malsain de Nina fouettait l'air et comme dans un cauchemar, elle revoyait sa cravache cingler l'air. Elle évitait de trop regarder dans sa direction, tout comme celle de Lutz, furetant autour de la future tombe comme le ferait un loup affamé et trop malade pour chasser lui-même. Son ombre ne se trouvait nulle part. Il était seulement entouré d'une aura crasseuse qui s'agitait parfois dans un soubresaut agonisant. Cet état de fait l'avait beaucoup inquiétée jusqu'à ce qu'elle comprenne que le spectre du bojeglaz avait fini par entrer à l'intérieur de lui sans toutefois lui causer aucun dommage. Cela lui semblait être impossible, contre-nature – elle ignorait que cela pouvait même exister. Elle espérait qu'il s'en irait bien vite. Sa présence à l'Institut lui paraissait d'un trop mauvais augure pour être une simple coïncidence.

Toujours à côté d'elle, von Falkenstein avait fini par retirer ses mains de ses épaules et ça lui faisait une impression étrange de vide et de manque ; elle ne pouvait s'empêcher de croire d'une manière tout à fait irrationnelle que ce simple contact lui servait d'ancre dans la réalité et l'empêchait de dériver plus profondément à l'intérieur d'elle-même. Elle se força donc à se concentrer sur le bruit des pelles, les ricanements de Nina et les pas prudents des soldats.

Ce fut long, d'autant qu'elle percevait le chuchotis incompréhensible de la fosse non loin, un chuchotis sombre et intense qui semblait répéter la même chose en boucle comme un dément. Elle l'imagina prendre la forme de minces filaments tentaculaires s'infiltrant dans tous les corps à sa proximité, rampant sous la peau à l'instar d'insectes, agitant les ombres, leur donnant des ordres qu'elles étaient les seules à pouvoir appliquer ; profitant de la nuit et du sommeil pour fouiller dans les esprits, pour les emplir d'images insoutenables et de pulsions malsaines. Pour le bojeglaz, c'était facile. Bien avant qu'ils ne le fassent entrer ici, ces gens étaient malades, malades au plus profond, malades dans une strate si essentielle et cachée de leur âme qu'elle en devenait taboue ; des fondations à la moelle déjà pourrie que le bojeglaz s'était empressé d'infiltrer et de saper avec une facilité déconcertante, en seulement quelques mois. Malgré tout, von Falkenstein en avait conscience, Ania y croyait dur comme fer. Le bojeglaz ne pouvait l'atteindre car c'était un vourdalak, un gardien de maison, corrompu, dégénéré, certes, mais toujours insensible à cette influence devenue néfaste ; si seulement il le voulait et si seulement il parvenait à se faire écouter, alors peut-être que le bojeglaz battrait en retraite. Cela faisait beaucoup trop de « si seulement » pour qu'un espoir, même ténu, lui soit permis, Ania le savait. Elle n'avait jamais vraiment attendu quoi que ce soit de bon de lui. Parfois, quand elle se surprenait à le souhaiter quand même, elle avait envie de mourir.

Les uns derrière les autres, les prisonniers polonais sortirent de la tranchée et s'alignèrent pour jeter leurs pelles sur le monticule visqueux de terre mousseuse et de feuilles pourries. Quelques-uns tremblaient. Il lui avait interdit de détourner la tête ou même de fermer les yeux et elle s'appliqua à lui obéir à la lettre. Les soldats s'agitèrent. Les hommes furent mis à genoux au bord de la fosse toute fraîche, les bras le long du corps, la nuque basse. En Pologne, elle avait déjà vu faire. Elle avait été curieuse de vérifier si ce que von Falkenstein affirmait était vrai ; s'ils creusaient leur propre sépulture sans rechigner. Le voir de ses propres yeux ne l'avait pas aidé à résoudre ce mystère. Le reste, elle s'y était préparée durant sa longue attente. Désormais, dans ce clair-obscur saumâtre, tous les polonais avaient le visage de Vladi, de Youri, de son père et de sa mère. Les soldats allemands, quant à eux, s'étaient métamorphosés en ombres dédoublées dépourvues d'expression. Lutz leur fit ranger leurs armes. Ania s'interrogea sur ce brusque revirement jusqu'à ce qu'elle le voie dégainer son propre Luger, qu'il portait dans un étui à la ceinture. Il voulait se charger de la suite lui-même.

— Putain de taré, expira von Falkenstein quelque part sur sa gauche et elle se demanda si elle l'avait rêvé.

Elle ne sursauta pas au premier coup de feu, se bouchant les oreilles dans un réflexe. Le corps du premier détenu s'avachit en avant sans basculer tout à fait à l'intérieur du trou, si bien que Lutz dut le pousser d'un coup de pied et le cadavre tomba mollement dans une position indigne. Son voisin immédiat se plaqua les mains sur le bas du visage pour s'empêcher d'hurler d'horreur. L'instant d'après, Lutz se décalait vers lui d'un pas tranquille et levait à nouveau son arme de dotation.

— Pourquoi il ne demande pas au peloton ? l'interrogea von Falkenstein comme si elle avait la réponse.

Il grimaça au deuxième coup de feu, assourdi par la déflagration, se protégeant l'oreille la plus exposée avec un temps de retard.

— Sturmführer Lutz ! se mit-il à gueuler. Arrêtez ça !

Lutz, qui était passé au troisième, se retourna à peine. Non loin, Nina jubilait en silence. Encore un peu, et elle allait sauter sur place d'enthousiasme. Quand le troisième fut exécuté, Lutz demanda à ceux qui étaient encore en vie de le coucher correctement dans la tranchée. Ils s'empressèrent de se relever pour s'y atteler et Lutz profita de leur dos tourné pour leur tirer dans l'arrière du crâne à bout touchant. Un jet immonde tâcha son uniforme et il l'épousseta d'un gant agacé. N'y tenant plus, un vieil homme rachitique tenta de prendre la fuite et trébucha sur une racine qu'il avait lui-même déterré. Il parvint à se rétablir et réussit à courir sur cinq foulées avant que Lutz ne l'arrête en lui vidant le reste du chargeur dans les mollets. Le râle d'agonie qu'émit le vieillard arracha un reniflement dégoûté à von Falkenstein, qui s'était imperceptiblement rapproché d'elle, son coude lui touchant presque les côtes. Les bras croisés, il s'était allumé une cigarette qui semblait être soudée au coin de ses lèvres. Il avait renoncé à hurler sur le commandant du peloton.

De toute évidence, Lutz n'abandonnerait pas cette torture inutile. Pour éviter toute nouvelle évasion, les soldats avaient mis en joue les six autres. L'homme aux manches retroussées s'était mis à prier. Un début de nausée naquit dans son estomac quand Ania l'entendit implorer miséricorde dans un polonais abâtardi. Derrière lui, Lutz rechargeait son arme avec une lenteur perverse, prenant son temps pour sortir le magasin vide, le rangeant dans sa poche de poitrine maculée de sang et de cervelle avant d'en pêcher un autre ailleurs et de le secouer pour vérifier qu'il était en état de fonctionnement. Ensuite, il abattit l'homme avant la fin de sa prière. Puis le suivant et encore le suivant, procédant avec une dextérité de machine, faisant la sourde oreille aux pleurs, aux prières et aux sanglots.

Quand Nina se mit à applaudir avec l'allégresse d'une petite fille, Ania ne put s'empêcher de fermer les yeux pendant un long moment. Sa résistance arrivait à ses limites. Elle se ressaisit en se rappelant la menace de von Falkenstein. Trop choqué par ce qui se déroulait devant eux, celui-ci n'avait absolument rien remarqué. Que cela arrive à l'atteindre l'emplit d'un sentiment doux-amer qui lui fit presque de la peine.

Il ne restait plus qu'un seul prisonnier qui respirait encore. Il s'était complètement recroquevillé au bord du trou, vaincu par l'angoisse depuis longtemps et de ce même pas d'automate, Lutz convergea sur lui et leva à nouveau le pistolet. Nina interrompit alors son geste. Elle aussi voulait essayer, comprit Ania.

Von Falkenstein jeta son mégot dans une traînée écarlate. Lutz tendit l'arme à Nina, qui la reçut d'une main tremblante. Toute essoufflée, elle se décala de quelques pas pour ajuster sa ligne de mire. Elle n'avait jamais tiré. Cela se lisait dans tout son corps.

— Allez, c'est bon, dit von Falkenstein en lui prenant le bras, bien plus doucement qu'avant. C'est bon. C'était une mauvaise idée. Ça suffit, partons.

Elle continua de regarder, quand bien même elle dût marcher à reculons. Nina avait saisi la crosse des deux mains et jambes bien écartées, elle... elle...

Le coup de feu claqua sèchement une fois qu'elle eut enfin tourné le dos. 

S U A H N I E BOù les histoires vivent. Découvrez maintenant