14 Ania

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Depuis son arrivée ici, depuis qu'il avait abattu Vladi et qu'il s'était écroulé dans la poussière, elle ne lui avait jamais parlé. Pas un seul mot. C'est à peine si elle le regardait.

Impossible pourtant de ne pas remarquer l'horreur qui lui servait d'ombre, si proche qu'elle formait une aura autour de tout son être, un halo crasseux et difforme et qui ne se détachait jamais. D'habitude, elle évitait d'approcher le lieutenant Jensen de trop près ou même de s'attarder dans la même pièce que lui. Mais ce soir, elle n'avait guère le choix ; eux fêtaient la Naissance du Christ non pas en janvier, mais en décembre, alors elle supporta leur présence dans cette pièce beaucoup trop petite qui était la cuisine du manoir et sur la table de laquelle le soldat Gebbert s'était surpassé. Jamais elle n'avait aussi bien mangé qu'ici. Il y avait du sucre, du chocolat, de la confiture et de la compote par dizaines de pots ; de la vraie farine de blé bien blanche, non pas comme celle, coupée et grise qu'ils avaient à Bereznevo, puis des œufs, aussi, et surtout de la viande à ne plus savoir qu'en faire : séchée, salée, fumée, ou fraîche et tendre, enveloppée dans du papier sulfurisé qu'ils ramenaient directement de la boucherie du village. Le réfrigérateur électrique, gros et blanc, était rempli de lait, de fromage, de crème fraîche ; ils ne manquaient vraiment de rien et elle non plus. Le repas copieux, tout aussi gras que les rires de Bruno et de Krauss, lui firent pratiquement oublier les présences collées aux murs.

Malgré la délicieuse Forêt Noire et ses cerises confites, elle aurait préféré que von Falkenstein soit là. Un peu plus tôt, il ne lui avait même pas adressé un regard lors de sa deuxième visite médicale, le nez plongé dans sa paperasse ou bien distrait par l'obscurité qui régnait derrière la fenêtre. Depuis, il avait disparu comme il avait coutume de faire, et plus personne ne l'avait revu.

À table, ils étaient plus de dix, et le lieutenant Jensen était le seul à ne pas sourire aux sorties exubérantes de Bruno ou de l'infirmière aux lèvres rouges qui s'appelait Brunehilde. Passablement éméché et étant le plus âgé de l'assemblée, le docteur Hoffmann fut le premier à déclarer forfait et à partir se coucher peu après vingt et une heures. Il fut suivi de peu par la seconde infirmière, celle qu'Ania préférait car elle ne parlait pas aussi fort que Brunehilde, qui se leva en leur souhaitant une agréable fin de soirée. Puis ne restèrent que Krauss, Bruno, Nina, Gebbert et Jensen et elle se sentit un peu mieux. Son poignet récemment lacéré et son bras encore bandé l'empêchaient de tenir sa cuillère correctement, et elle s'efforça tout de même de s'appliquer. Un calme relatif s'était instauré. Les jambes étendues sous la table, Krauss finissait son grog entêtant en ronronnant de satisfaction. Bruno somnolait sur sa chaise, la pipe coincée dans sa main valide. Nina et Gebbert péroraient sur les travaux d'un botaniste « japonais ». Aussi silencieux que la neige qui tombait à l'extérieur, Jensen la fixait par-dessus sa bière réchauffée depuis longtemps. Mal à l'aise, Ania remua et se consacra entièrement à son dessert.

Elle pensa qu'elle aurait dû l'envoyer contre le mur avec bien plus de force, il y a longtemps, et culpabilisa aussitôt. Tout comme von Falkenstein, elle n'arrivait plus vraiment à le détester. Toute la haine, tout le dégoût, qu'elle avait pu ressentir pour leurs actes, s'était rapidement évaporé, étouffé par une couverture en plumes d'oie, une sensation de satiété permanente et l'eau chaude de ses bains. Était-ce normal de réagir ainsi ? De ressentir cette sécurité, cette absence de froid, de l'apprécier au point d'oublier qu'elle se trouvait parmi ses bourreaux, ses tortionnaires ? Car ce n'était pas leur présence qui l'avait poussée à se taillader ainsi, mais bien la honte ; la honte de dormir dans leur lit, de consommer leur nourriture et de se laver avec leur savon et d'en éprouver un tel bien être. Était-ce normal ? Si elle avait pu, elle aurait posé la question à von Falkenstein. Elle se promit de le faire, aussitôt qu'elle le pourrait, même s'il se contenterait probablement d'éclater de rire.

S U A H N I E BOù les histoires vivent. Découvrez maintenant