11 Gestalt

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Qu'avait-il fait ? Et surtout, qu'était-il devenu ?

Il n'avait agi ainsi que par pure nécessité et ils croyaient qu'ils avaient réussi à le tuer en le lardant de plomb puis en traînant son corps d'emprunt désarticulé dans les profondeurs noires. Ils l'avaient laissé là, enfermé, à même le sol, dans une cave, ou une sorte de souterrain, aux murs dégorgeant une humidité qu'il sentait l'envelopper comme un linceul. Ils s'étaient persuadés qu'il était mort, car il ne respirait plus et ce qu'ils ignoraient, aveuglés par la terreur de le voir ainsi déambuler parmi eux, c'est qu'il n'avait jamais respiré par nécessité. Il ne fonctionnait pas comme eux. Il n'était d'ailleurs pas censé se montrer comme il l'avait fait, il n'était pas censé prendre forme ; ce monde n'était pas le sien et ne le serait jamais, mais il n'avait pas eu le choix. Ça lui avait fait mal, que de se hisser ainsi dans l'extérieur palpable, ça l'avait fait encore plus souffrir que le pauvre hère qu'il avait réduit en morceaux pour pouvoir se déplacer dans cette réalité-là. Il restait un peu de lui dans ce qu'il était devenu ; il sentait ses restes de conscience flotter dans son esprit, des déchets saumâtres et confus, remplis d'horreur, de honte et d'incompréhension. Elles refusaient de le lâcher, ces bribes balbutiantes et il ignorait comment s'en débarrasser. Tel était sûrement le prix à payer quand on outrepassait sa nature-même pour en saccager une autre – mais il n'avait pas eu le choix, il n'avait pas eu le choix, c'était ça ou sombrer avec le reste du Fondamental et il n'avait pas réussi à s'y résoudre. Il savait – de la même manière qu'il savait qu'il était formellement interdit de toucher les Hommes – qu'un autre au moins avait essayé de les prévenir, en se servant d'un corps déjà froid pour apparaître. Il leur avait dit de ne pas aller à l'une des nombreuses sources du Fondamental. Il leur avait dit de ne pas la chercher, et son sacrifice avait été vain. Il était trop tard : ils l'avaient déjà amenée ici, ils avaient creusé une fosse pour la remplir des cadavres contaminés par le délitement du Fondamental. Et là-bas, loin à l'est, ils l'avaient trouvée elle et ils l'avaient ramenée ici, parce qu'ils étaient idiots, ils ne comprenaient rien, ils ignoraient que cette erreur qu'ils nommaient sorcière, strige, roussalka, portait un fragment du Fondamental en elle et qu'elle n'aurait jamais dû le posséder. Elle en avait néanmoins hérité, car le Fondamental pourrissait, il se décomposait, de plus en plus vite, et s'était mêlé à elle par accident. Cela ne devait pas arriver, cela ne devait pas être, tous le sentaient, eux comme les autres et cela devait être réparé, bien que cela soit sans grand espoir. En elle se terrait la volonté du Fondamental, enfin, ce qu'il en restait, une volonté désormais privée de conscience, aveugle et tâtonnante, tout juste bonne à les contraindre à faire toutes ces choses qu'ils ne devaient pas faire, à briser tous les tabous en plus des os. Et, inconsciente comme tous ceux de son espèce, elle retournait cette volonté contre son propriétaire et cela rendait ce qui subsistait du Fondamental fou, de douleur, de rage, et cette agonie, il la ressentait à chaque instant. Elle s'insinuait en lui au plus profond, elle ébranlait la composante essentielle de son être, elle le tordait, elle les tordait tous au point qu'il ne reconnaissait plus les siens – cette haine que le Fondamental vouait aux Hommes depuis qu'ils s'étaient tous retrouvés attachés à eux lui vrillait l'esprit, abrutissante, bourdonnante, affamée. Rien, rien, il ne restait rien du Fondamental que cette haine destructrice, cette faim idiote, depuis qu'ils avaient creusé assez profond pour blesser la trame intouchable et la contraindre à saigner puis à tomber malade. C'était cette inéluctabilité, ce désespoir, qui l'avaient poussé au surgissement. Il s'était bêtement dit que s'il massacrait la sorcière porteuse de volonté, cette dernière retournerait au Fondamental et peut-être que ça irait un peu mieux, peut-être que son existence aurait retrouvé un minimum de sens. Peut-être qu'en retrouvant une partie de sa volonté perdue, le Fondamental les aurait enfin décollés de cette race répugnante et de leurs pensées si sales. Ils les détestaient tous, quel que soit le nom qu'ils se donnaient. Ainsi, il avait vomi Jensen tout le long de leur existence commune et le plus désagréable, c'était qu'il s'était senti souillé, déformé par sa présence ; les Hommes dégageaient des choses, des énergies, des émotions qu'il avait absorbé sous la contrainte et ce lien l'avait nourri, écœurant au possible et il s'était mis à changer, à devenir comme lui. Il l'avait renforcé aussi, d'une façon malsaine, mutilant sa forme initiale pour la rendre massive, difforme, hideuse et il l'avait encore plus abhorré pour cela. Il l'avait haï pour ce qu'il était devenu, pour avoir fait de lui cette monstruosité sans même se douter de son existence comme ils écrasaient les bêtes invisibles sous leurs pieds. Il avait aimé le déchiqueter pour prendre sa place, même si ça signifiait désormais cohabiter avec ses résidus et être coincé dans ce monde de ténèbres puantes.

S U A H N I E BOù les histoires vivent. Découvrez maintenant