4 Ania

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Elle s'était déjà mise en tenue de nuit et s'apprêtait à éteindre la lumière lorsqu'Anneliese revint enfin, la mine épuisée et les cheveux en bataille malgré sa queue de cheval nouée à la va vite. Avant qu'elle puisse lui demander quoi que ce soit, elle s'était précipitée sur elle pour la prendre dans ses bras et s'était écroulée ensuite dans son giron, le corps secoué par une crise de larmes insoutenable qui lui souleva le cœur. Ne comprenant aucunement la cause de cet effondrement soudain, Ania fit de son mieux pour la réconforter, se souvenant des mots et gestes qu'adoptait Nina lorsque c'était elle qui sanglotait ainsi, et Anneliese finit par sécher sa tristesse à grands renforts de soupirs. Caressant ses cheveux doux d'une main distraite, Ania ne put s'empêcher de se sentir un peu inquiète. Anneliese lui avait toujours semblé forte et sûre d'elle, privée des tourments qui la torturaient elle. Peut-être avait-elle cette impression tout simplement parce qu'Anneliese était bien plus âgée, elle devait avoir dix ans de plus, c'était une femme, une adulte accomplie, qui exerçait un métier éprouvant dans un milieu qui ne voulait pas d'elle.

— J'en ai marre, renifla Anneliese d'une voix étouffée sans pour autant se décoller de ses genoux. Je les déteste tous, autant qu'ils sont, car il n'y a rien d'humain en eux, ils sont juste mauvais...

Ne terminant pas sa phrase, elle se releva, et se tamponna les yeux d'un geste contrarié, comme si elle avait honte de ce qui venait de se passer.

— Et il ne vaut pas mieux, ajouta-t-elle sans la regarder, les mains coincées entre ses genoux serrés. Ton von Falkenstein, là. J'ai pourtant cru... je ne sais pas ce que j'ai cru. Que tu l'aurais rendu différent, peut-être, mais non.

Ania ne sut pas très bien quoi dire à cette affirmation. Von Falkenstein était von Falkenstein et il ne changerait jamais ; d'ailleurs, elle ne voyait pas très bien le rapport que sa présence ou non pouvait bien avoir avec sa manière d'être en général.

— Ils ont pris l'enfant à cette Tsigane, sous prétexte qu'il aurait une vie meilleure dans un de leurs établissements, dit Anneliese, expliquant enfin la raison véritable de son chagrin. C'est ignoble. Ce ne sont pas des choses qui se font, Tsiganes ou pas. Il n'a même pas sourcillé, il approuvait, même !

— Oh, comprit Ania. Mais c'est vrai, non ? Ce sont des gens qui vivent dans des roulottes, et qui sont toujours en route. Ce ne sont pas les meilleures conditions pour un bébé. Il a même de la chance, je dirais ! C'est ce qui m'est arrivé aussi.

Anneliese se tourna vers elle, la bouche tordue par un mélange de compassion et de dégoût qui lui noua le ventre pour une raison qui lui échappait.

— Je n'appellerais pas ça comme ça, dit Anneliese avec une voix douce en lui posant une main pleine de pitié sur la jambe. Ma chérie, ce n'est pas de la chance, ça. J'ai bien vu comment il te regardait. C'est tordu, c'est tout.

Pendant un court instant, Ania fut tentée de lui raconter toute la vérité. L'air atterré de son amie l'en dissuada aussitôt. Si elle en venait à se mettre dans un état pareil pour une obscure histoire de séparation forcée entre une mère et son enfant, de quelle manière réagirait-elle en apprenant comment avait fini sa propre famille ? Quelle serait son expression si elle avait la bêtise de lui raconter comment von Falkenstein les avait abattus de l'autre côté de l'étang, quel bruit les corps avaient fait en s'écroulant dans la neige, quel genre de sourire il avait arboré à ce moment-là... et le fait que ce souvenir-là ne remuait plus de tristesse véritable en elle ; pas plus que celui dans lequel Jensen collait une balle dans la nuque de Vladi sous l'hilarité générale. Anneliese ne comprendrait pas, tout simplement. Personne ne comprenait. Sauf lui, peut-être.

S U A H N I E BOù les histoires vivent. Découvrez maintenant