8 Hans

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Son passage par la commission disciplinaire du RuSHA demeurait un souvenir parcellaire – c'est à peine s'il se rappelait du lieu où elle s'était tenue et des officiers qui y étaient présents. D'une part parce qu'il s'agissait de sa quatrième en quatre ans de service et de l'autre, parce qu'il s'y était rendu avec un début de migraine particulièrement abominable. Il lui semblait que celle-ci avait été conduite par deux guignols du SD en tenue civile, leur impeccable veste de cuir pliée sur le dossier de leurs sièges, dans un bureau quelconque de leur siège à Stuttgart. La plainte de l'Ahnenerbe à son sujet n'avait pas provoqué le raz-de-marée indigné tant espéré par Muller. Le rapport de Krauss était flou, citant indiscipline, actes de violence et agression d'un sous-fifre. Pendant moins d'une dizaine de minutes, il s'était employé à en démonter tout le contenu dans un réflexe depuis longtemps acquis. Ce qui aurait dû être son propre jugement s'était bien vite transformé en une critique acerbe du fonctionnement de l'Institut. À vrai dire, personne ne l'en blâma. La parole d'un docteur méconnu tombé en disgrâce avant même d'avoir pu accomplir quoi que ce soit ne valait pas grand-chose. Quant à Zallmann et Muller, il n'avait même pas eu besoin de détailler : ces deux-là étaient bien connus des bureaux. Le seul élément sur lequel ils trouvèrent à pinailler fut son altercation avec le lieutenant Jensen, titulaire d'une médaille de bravoure, héros de guerre, sous-officier émérite de la Liebstandarte, etc. L'occasion pour lui d'enfin sortir le dossier soigneusement consigné qu'il gardait depuis son séjour en Ukraine. Jensen était un alcoolique qui dépensait toute sa solde dans l'entretien de son incapable de sœur et dans la gnôle – face à la réalité, sa Croix de Fer ne pesait rien. Lui demeurait un médecin qualifié des services sanitaires ; de mauvais caractère, certes, facilement contrariable, d'accord – tout de même, il restait indispensable. Malgré son « insupportable excentricité » et ses « problèmes récurrents de comportement », ses états de service en Pologne étaient irréprochables alors que Krauss et ses pitoyables sbires avaient depuis longtemps acquis une solide réputation de baltringues.

Il n'écopa en tout et pour tout que d'un énième avertissement couplé à un sermon mollasson. On lui dit de se tenir à carreau. De se marier, aussi – et le plus vite possible. En résumé, le leitmotiv habituel. Sa réintégration au Marienhospital sonna comme un étrange retour à la normale. Quitter l'isolement oppressant de la forêt et l'ambiance apathique, feutrée, qui régnait à l'Institut pour l'agitation citadine secouant Stuttgart en permanence lui remit quelque peu les idées en place. Il n'avait jamais très bien supporté la tranquillité menaçante planant sur les locaux de l'Ahnenerbe. Il avait grandi dans le même genre de confinement moribond en Autriche (bien que plus bucolique) et l'avait fui le plus tôt possible, car cela l'obligeait à tourner en rond, à ruminer, et c'était probablement ce sentiment d'impasse qui l'avait incité à dérailler d'une manière aussi violente. Il n'y avait pas que ça, bien entendu – il évitait de trop y penser ou de trop s'attarder dessus sous peine d'en perdre le sommeil à nouveau. Maintenant qu'il ne l'avait plus sous les yeux en permanence, c'était plus facile. Sauf sous la douche. Là, dans la brume brûlante et moite, cette hantise obsessionnelle devenait si envahissante qu'il n'arrivait à jouir qu'en songeant à l'arrière de ses cuisses. En trois mois, il ne comptait plus les fois où il avait regardé le sperme disparaître dans la bonde en se disant que, quand même, ce n'était pas bien digne. Ce soulagement n'était qu'illusoire. Immanquablement, la frustration revenait et cette manie irrationnelle le rendait malade. Certes, il avait toujours eu des problèmes à ce sujet, c'est ce qui lui avait coûté – plus ou moins – son malheureux ménage, mais celle-là... celle-là n'était même pas encore nubile, et même pas allemande, comment vous dites déjà lui avait balancé Muller, satisfaite, un animal... une bête oui, le sang pourri et une apparence de cavalière nordique surgie de l'enceinte des Ases. Comment un cloaque aussi minable, aussi sale et aussi coupé du monde civilisé que Bereznevo s'était-il débrouillé pour mettre au monde pareille créature était un paradoxe inexplicable. Il y avait quelque chose en elle qu'il brûlait d'envie de détruire, de casser, ce n'était pas simplement physique – il y avait de ça, aussi, beaucoup – seulement, ça allait au-delà de sa chair, et un instinct lui soufflait qu'elle se laisserait faire, elle ne le repousserait pas car elle n'avait absolument aucun réflexe de survie – tué il y a très longtemps à coups de Luger sur un sol crasseux de terre battue, lui aussi – et c'était très perturbant, ça remuait des courants contraires et limoneux en lui ; des pulsions basses et triviales, des vices profondément ancrés. Il s'était donc retenu, il avait pris sur lui, mais elle, mais elle ! Elle était orpheline, il pouvait en faire ce qu'il voulait. Personne ne serait là pour protester. Elle était seule et il en était la cause unique. Il n'en tirait aucun regret, ce qui ne l'empêchait pas de se sentir responsable d'elle. Cela lui avait paru normal, naturel, quand on fracassait quelque chose, il fallait quand même essayer de le réparer, c'est ce qu'on lui avait appris. Naïvement, il avait cru que cette fascination anormale se serait estompée aussitôt l'Institut derrière lui. Elle s'était contentée de se tapir dans un coin, geignarde et triste, comme une névralgie impossible à déloger. Il avait déjà songé à y retourner, au moins une fois, sans jamais s'y résoudre complètement. Il n'aurait pas su le justifier, de toute manière. Elle n'avait même pas assisté à son départ précipité. Elle ne souhaitait probablement plus lui adresser la parole – comment lui en vouloir. Et pourtant.

S U A H N I E BOù les histoires vivent. Découvrez maintenant