L'éborgnée se jette à mes pieds. Je lui balance une poignée de terre. Beth me lâche, la repousse et la frappe mais le couteau lui échappe. L'éborgnée la saisit par les cheveux, la fait basculer en arrière. Je la vois s'effondrer par-dessus la clôture, dans la fange des porcs. Ils hurlent.

- Hélène !

Je fouille la terre. Il fait nuit noire. Mes mains couchent l'herbe grasse, délogent les cailloux. Un vers s'enroule entre mes doigts. Où ça ? Où ? Où est-il, ce fichu couteau ? Les porcs, les coups de feu et les cris me percent les tympans. Ils tapent, là, dans ma tête. Je plaque mes mains contre mes oreilles.

Le visage maculé de boue et de sang, elle me surprend. Ce sont ses cheveux ou bien ses yeux, leur teinte rouillée, qui me ramènent peut-être, dix ans, vingt ans, en arrière. Ma mère avait cette même couleur ambrée.

Beth me tient comme si j'allais disparaître. Ses ongles sont des serres. Elle essaye de me remettre sur mes pieds ; mauvais réflexe. Elle titube, se stabilise, crie, mais tire. Elle est trop lente et moi trop bête. Le couteau. J'aurais au moins pu retrouver le couteau. Soudain, elle s'arrête et je me retourne. C'est la porte. Ma poitrine se gonfle d'espoir. Beth gémit sous l'effort. Elle l'ouvre d'une main et me pousse à l'intérieur.

Sans un regard, elle ressort.

La porte se referme lentement.

Je la vois longer la grille et récupérer un fusil.

Descendre dans la cour. Protéger ses amis.

Je tire le fil qui dépasse de l'ourlet.

- Elle a dit que tu lui avais sauvé la vie.

Je secoue la tête.

- Merci, mon Dieu, soupire Tyreese. Vous vous en êtes sorties toutes les deux.

Je déglutis mais les larmes ne veulent pas venir.

J'aurais voulu lui prouver à quel point il m'a manqué.

- Qu'est-ce que Rick a dit ?

- Beth lui a tout raconté, explique t-il. On a perdu personne, seulement les porcs. Je les ai abattus en arrivant.

Il avait fait cesser les cris.

- Mais pourquoi tu voulais ma version alors ? je me méfie. Tu la crois pas ?

Il jette un coup d'œil hors de la cellule. Les pleurs de Beth font échos à ceux du bébé.

- Tu me le dirais, pas vrai ? Si t'avais voulu...

- Mais Tyreese, j'explose, bien sûr que non ! Non, j'ai pas fait ça. Ça fait des mois que j'attends que ce putain de charlatan...

- Hershel, coupe t-il.

- J'attends qu'il me rafistole et après je vais chercher Chris. Mourir entre temps, c'est pas prévu.

- Mais qu'est-ce que vous faisiez dehors, alors, toutes les deux ? Il reprend. Tu n'avais pas le droit de sortir. Je te l'ai dit, Hélène. Je te l'ai dit, oui ou non, Hélène ? Il supplie. Maintenant, ils vont tous penser... Hélène, pourquoi, si Beth voulait vraiment... faire ce qu'elle voulait faire... pourquoi elle t'aurait proposé de l'accompagner ?

Je renifle et croise les bras sur ma poitrine.

- Qu'est-ce que t'insinues ?

- Rien, je te pose la question.

- Tu me demandes pourquoi elle a pas voulu crever toute seule, Tyreese ? C'est vraiment ce que tu me demandes ?

J'ai la voix qui a tremblé. Il quitte l'encadrement de la porte pour s'asseoir à mes côtés.

- Tu as raison : c'est bête. Je suis désolé.

- Nan, t'as raison, je siffle. Si tu veux que je te dise ma théorie, elle pensait que j'allais certainement l'encourager à se flinguer, tu vois. Sinon pourquoi elle me l'aurait dit à moi, pour le bébé, et pas à son père ou à sa sœur, hein ? Je n'attends pas de réponse et je continue, vibrante, démente : Parce qu'elle sait que les mioches, je peux pas les encadrer. Elle voulait que je la pousse dehors ; que je la tue, en fait. C'est ça que tu me reproches, pas vrai ? De l'avoir suivie dehors ? Je déglutis. Non, je l'ai pas suivie, Tyreese. C'est moi qui lui ai proposée qu'on sorte. Tu savais que je pouvais pas faire autrement. Tu savais que j'en mourrais d'envie. Mais t'es parti quand même.

Il me regarde.

- Tu le penses vraiment ?

- Oui, je crie. T'es parti ! Tout ça pour une cour en béton à la con...

- Pas ça. Tu penses vraiment qu'elle voulait ça ?

Mon rire de damnée ne le fait pas scier.

- Ouvrir la grille et laisser les rôdeurs entrer, que les porcs se fassent bouffer, tous nous mettre en danger, tu penses que c'est ce qu'elle voulait ?

Je balaye ses arguments d'un revers de main.

- Elle voulait un témoin.

- C'est Beth : elle t'aurait jamais fait ça.

- Pourquoi elle l'a fait quand même, alors ? Hein ?

- J'en sais rien, répond Tyreese. Peut-être qu'elle pensait que tu comprendrais, que tu l'aiderais, je sais pas.

- Je peux même pas me lever ! Comment tu veux que j'aide qui que ce soit ?!

Il soupire et hausse les épaules.

Hier, le soleil était déjà couché quand ils sont partis. Je ne sais pas ce qu'ils avaient de si urgent à faire. Quand je me suis calmée, il avait déjà disparu. En ville, ils ont embarqué le rugbyman, la samouraï et le chasseur. Il a fallu déplacer des choses : je le vois à la taille de ses bras, encore gonflés par l'effort. Du bois ou du carton, une ancienne scierie ; l'odeur de poussière. On dirait qu'il en a bouffé. Qu'est-ce qui est lourd, et en bois ? La coque d'un bateau ?

- Tyreese, je suis désolé.

Son visage se détend. Il hausse un sourcil.

- Pourquoi ?

- Ta cour. Elle était très bien.

Plus bas : « Pars pas. »

- C'est chez toi ici.

Il pose sa main sur mon épaule.

Petite pression attendrissante.

- Je pensais que tu aurais plus de poigne, je le nargue.

Il me claque une tape dans le dos et je recrache mon mépris par les narines.

- Sans rancune, conclut-il.

Il me sourit. Les pleurs continuent comme la pluie. Intarissables.

- Je dois y aller. Mes amis ont besoin de moi.

J'acquiesce. Le lit s'affaisse quand il se lève.

- Bonsoir, Hélène.

- Bonsoir, Tyreese.

Avant qu'il passe la porte, je le rappelle :

- Tu peux donner ça à Beth pour moi ? Ne le froisse pas.

C'est une grue en papier. Il l'attrape par le bec. Elle est ridicule entre ses doigts.

Il plisse les yeux, se tourne vers moi, l'agite sous mon nez.

- C'est pas une page d'Orgueils et Préjugés, ça ?

Je me mords ma lèvre mais c'est trop tard. On rit tous les deux.

Anthologie de la finWhere stories live. Discover now