2| Regards 👺

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Kim Taehyung

Les bras pantelants, le dos tendu et les mains sèches, je dispose le dernier livre sur son étagère avant de m'écrouler dans un fauteuil. La fatigue m'assiège. L'odeur du bois et des vieilles feuilles adoucit un peu mes maux. Mes yeux courent sur la charpente, les poutres qui maintiennent cette bibliothèque sur pied depuis des siècles, le bois craque doucement et nous délivre dans l'air quelques murmures secrets. Elle a dû en voir passer du monde cette bibliothèque... Elle a dû connaitre le chaos des révoltes tout comme le silence des âmes. Elle, qui réussit à les apaiser et leur permet d'échapper à la dure réalité qui, pieds et poings liés, les entraîne dans un océan de ténèbres.

Un maigre sourire flotte sur ma bouche. Je me sens serein ici, entouré d'histoire. Mes paupières se closent. Les minutes s'écoulent et mon corps demeure.

La rumeur de la rue parvient à mes oreilles, emportée par les quatre coups du carillon sur la place. La réalité me frappe d'un coup, je me redresse comme sur ressort et regarde l'heure sur mon portable. Dans quinze minutes, mon premier cours de finance de l'année débute. Je me lève aussitôt, range le chariot, trouve ces foutus clés et ferme les grandes portes sculptées de la bâtisse. Je cours à en perdre haleine à travers les rues vastes de Séoul, ma respiration lourde se perd dans l'air pollué de la capitale. Mes pas se pressent sur le bitume craquelé, où les passants pressés essaient de s'éviter.

J'arrive avec dix minutes de retard, le rythme humain ne m'a pas aidé. C'est officiel, je déteste cette règle. Je rentre dans l'amphithéâtre, essayant de me faire le plus petit possible, mais c'est sans compter sur ce vieux bonhomme décrépit, au crâne dégarni, qui me remarque à la seconde où je pose un pied dans la salle. Sa voix criarde me rappelle les devoirs d'un étudiant comme un bourreau réprimande son esclave. Son sermon fini, il m'indique une place au premier rang et soupire, agacé.

Les étudiants arrêtent leur activité et posent leurs regards inquisiteurs sur moi. Certains hautains, d'autres dédaigneux, tous irradient de la crainte. Je regagne vite ma place, la tête basse et les poings serrés, la colère gronde en moi. Certains chuchotements arriveraient presque à la faire exploser.

« C'est Kim ...

- Quoi, le démon ?

- Oui, tu sais, il paraît que ce gars avait battu à mort un garçon de son lycée, il y a trois ans ... »

Ou bien.

« Quel looser, en plus d'être une brute il doit être mauvais élève.

- T'as raison quel culot. »

Ou encore.

« Il me fait peur...

- Moi aussi, mais regarde-le en ce moment, il est pathétique. »

Et j'en passe.

Le professeur frappe dans ses mains pour faire taire les baragouineurs dont la vie est basée sur des commérages et une compétition absurde. Ma main tremble, un mouvement nerveux, mon stylo emprisonné à l'intérieur tapote frénétiquement la table. L'impression de n'être qu'une bête de foire dont les gens se moquent. Je décide de ravaler la rage qui m'étreint et redirige ma concentration sur le cours, encerclé de propos rabaissants.

******

Une heure plus calme s'est écoulée, sans injures ni messes-basses. Un filet d'air s'infiltre par la fenêtre entrouverte, il joue dans mes cheveux et parsème ma peau de frisson, une odeur diablement bonne s'engouffre alors dans mes narines. Mes yeux s'arrondissent, je déglutis avec difficulté et reste figé à ma place. Cette odeur est la même. Je me tourne lentement en direction de ce parfum et chute dans deux orbes sombres et envoûtants. Il se tient là, assis au troisième rang, droit sur le banc. Un sourire en coin étire la commissure de ses lèvres rosées et son regard pénétrant colonise les plaines de mon âme.

Je me retourne sans attendre, le cœur battant. Mon sixième sens s'active : son regard est encore posé sur moi. Je m'enfonce un peu plus dans le banc, ne souhaitant que disparaître. Je songe même à sortir prendre l'air mais le professeur revient en classe au même moment. Cette dernière heure va être longue.

La sonnerie retentit et annonce la fin de deux heures insoutenables. Je range mes affaires dans la précipitation et fuis cette sensation troublante. Je file déposer mes cahiers à mon casier, mes gestes incertains et saccadés m'exaspèrent, je ne les comprends pas. Sa présence m'enveloppe de nouveau, quelques minutes plus tard, il est tout proche. Je sers la mâchoire et le fusille plusieurs fois du regard sans qu'il ne le remarque. Mes prunelles s'attardent sur cet alpha à quelques pas de moi, la culpabilité me hante en voyant son casier, je n'aurais pas dû fouiller dedans... Je regarde alors ses cheveux d'ébène et dégringole le long de sa silhouette mince... ses jambes fines... Tae, depuis quand tu détailles un loup comme ça !?

Mon cerveau me donne une claque mentale et réveille ma conscience morale. Un masque froid durcit mes traits, je passe derrière lui pour regagner le toit et ne lui prête plus aucune attention. Seulement, ma respiration se coupe lorsque son regard provocant se pose une nouvelle fois dans mon dos. Les battements de mon cœur accélèrent, l'irritation qui assaille mon être peuple ma tête de questions abandonnées. Je meurs d'envie de zieuter dans sa direction mais souhaite également l'ignorer.

Je traverse ainsi le couloir à grandes enjambées et grimpe les marches quatre par quatre. Le cœur d'un vampire ne bat jamais aussi fort, en tout cas pas à ma connaissance, alors quel est le problème avec cet alpha ?

Arrivé au dernier étage, le vent printanier caresse enfin mes pommettes enflammées. Je prends une grande inspiration et m'écroule sur les dalles fraîches. Mes muscles se délient un à un. Les yeux rivés sur le ciel nuageux, le vide s'empare de mon être et délaisse ces souvenirs douloureux. J'entends le cri du vent souffler dans mes tympans et la vie continuer, laissée ici bas. Mes yeux se ferment peu à peu, mon esprit emporté par des songes où le réel est doux.

Un regard chocolat m'apparait alors comme un flash dans ces ténèbres réconfortantes. Mes yeux se rouvrent d'un coup et remplacent cette image par celle du ciel. Les nuages, cotons d'imagination, s'agitent au-dessus de ma tête.

Un pressentiment s'augure en moi à propos de cet alpha, cependant, je ne saurais dire s'il est bon ou mauvais.

Relation InterditeWo Geschichten leben. Entdecke jetzt