Chapitre 37

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Quand je rejoins Ezequiel, la nuit est déjà tombée. Comme la veille, il m'invite à entrer sans prononcer le moindre mot. Une fois dans le salon, je pivote vers lui, et son regard intense.

— Tu as passé une bonne journée ?

J'ignore pourquoi je pose une telle question et à en croire son air rieur, lui aussi.

— J'imagine que oui, pouvoir respirer l'air frais et ne pas être enfermé à double tour doivent te suffir.

Arrête immédiatement de parler. Avec un sourire en coin, il arque ses sourcils. Quand il me tourne le dos, je secoue les mains pour évacuer la pression mais très vite, il revient vers moi pour me tendre une bière.

— Je me suis souvenu de ce que tu m'as dit hier.

— Au sujet de mon manque de discernement quand je suis bourrée ?

Mes doigts se referment autour de la bouteille fraîche tandis que mes yeux se plissent.

— Tu cherches à obtenir quelque chose de moi ?

Mon interrogation ne le choque pas, bien au contraire puisque son rictus s'agrandit encore.

— Pas de cette façon là, non.

L'air se raréfie et pour m'empêcher de dire d'autres bêtises, j'avale une gorgée. Comme si c'était suffisant pour stopper une Joy sur sa lancée.

— Merci. Pas parce que tu refuses de profiter d'une femme ivre mais pour la boisson.

Il y a des moments comme celui-ci, où je réalise que je suis une cause perdue. Je ne sais pas si ça vient du spermatozoïde boiteux et alcoolisé que mon père a refilé à ma mère ou si j'ai loupé quelque chose durant mon enfance. Une seule chose est certaine : je suis incapable de la boucler et parfois c'est vraiment génant. A l'instar de cet instant, où Ezequiel se mord la lèvre pour s'empêcher de rire et que mon visage vire au cramoisi.

— Je t'en prie, oublie ce que je viens de dire. On reprend au : "Tu as passé une bonne journée ?"

— Il n'en est pas question, ricane-t-il.

— Ouais, ça m'aurait étonné.

— On t'a déjà dit que tu étais différente ?

— Dit de cette manière, on dirait que j'ai un problème psychologique.

N'y tenant plus, il se marre, ce qui propage une douce chaleur en moi. Lorsqu'il redevient sérieux, il me souffle :

— Pour ma part c'est plutôt un compliment, de ne pas ressembler aux autres.

Mal à l'aise, je m'assois dans le canapé et tripote le bas de ma robe.

— Bon, on commence ?

Il pose sa bouteille en verre avant de me rejoindre.

— Si c'est ce que tu veux, Laina.

Sa manière de s'exprimer avec douceur, et la tournure de ses phrases, m'électrisent pourtant j'essaie de ne rien laisser paraître.

— Sur le mail que j'ai reçu, on m'a dit que Luis était toujours en vie, pourquoi ?

— Comment est-ce que je pourrais le savoir ?

— J'ai poussé sa mère dans ses retranchements cet après-midi, en prétendant que je ne croyais pas à la mort de son fils. 

— Tu es allée la voir ?

Nerveusement, il passe une main sur son visage.

— C'est ce que je viens de dire.

— Pourquoi ?

— Pour observer sa réaction. Et franchement, je pense qu'il est décédé.

— Oh, vraiment ?

— Elle était bouleversée.

— Donc retour à la case départ ?

— Je sais que tu n'es pas un meurtrier mais ça ne signifie pas qu'il est toujours en vie pour autant.

Nos pupilles s'accrochent tandis que je tente de le percer à jour, en vain.

— Si tu acceptais de me parler de ce jour-là, peut-être que...

— J'ai été clair à ce sujet, Joy.

— Limpide, je dirais même.

Face à moi, il glisse les mains dans ses poches sans me quitter des yeux, ce qui ne m'aide pas à me détendre.

— A ton avis, qui a kidnappé mon tuteur de stage ? Parce que si le but était de m'envoyer ce message pour me faire venir, il suffisait de pirater sa boîte mail. Et puis d'ailleurs, pourquoi me pousser à te rencontrer ? C'est vrai, ça n'a aucun sens !

— Je n'ai pas cette réponse.

Sans aucune grâce, je grogne puis me vautre dans ce canapé duquel se dégage une odeur désagréable.

— Tu fumes ?

— Non, pourquoi ?

— Ça pue la clope, ici.

— Cela vient sûrement du locataire précédent.

— Tu connaissais Luis ?

Il déglutit avec peine mais ne cherche pas à fuir mon regard.

— Je sais que c'est un sujet tabou, seulement, tu peux bien répondre à cette question.

Le silence accueille ma dernière réplique, pendant si longtemps que je suis persuadée qu'il ne me répondra pas.

— Ce n'était pas un ami, si c'est ce que tu veux savoir.

Les yeux ronds, je me retiens de l'assommer de questions de peur de le braquer. Enfin, jusqu'à ce que les mots sortent malgré moi.

— Il était au courant du passe-temps de son père ?

Cette fois-ci, il garde les lèvres closes alors je reprends la parole.

— Tu as déjà mis les pieds dans son repère ?

Il hoche la tête en signe de négation.

— C'est au-delà de tout ce que tu peux imaginer. Elles se font violer, torturer, attacher, et si elles osent hurler, ils leur coupent la langue.

Les mâchoires serrées, il me scrute sans ciller même lorsque ma voix se brise.

— Les enfants sont enfermés dans une cage, tels des animaux. Ils sont si petits, je...

Dans un mouvement vif, il me rejoint sur le sofa. Il approche son index de mon visage, tout en me laissant le temps de refuser son contact, ce qui n'arrive pas. Sa peau effleure ma joue, puis glisse sous mon menton pour m'obliger à relever la tête.

— On doit les sortir de là, je murmure.

— C'est ce qui est prévu, et ensuite, on fera imploser ces enfoirés.

J'ignore si c'est dû à son contact, à sa manière de m'observer ou au fait qu'il dise "on", mais je décide de le croire, de lui accorder ma confiance. D'un simple regard, nous scellons un accord tacite, et bien que ça paraisse fou, j'ai l'impression que c'est une bonne décision.

— Suis-moi, me souffle-t-il.

FrontièreWhere stories live. Discover now