Chapitre 20

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J'observe mon collègue d'un soir fermer la grille à clé. Des barreaux, voilà ce qui sépare Ezequiel du reste du monde. Ou alors, c'est ce qui nous protège, nous, le commun des mortels, d'un prédateur comme lui. Et je crois que c'est précisément mon problème: j'ignore où se tient la vérité. Depuis ma naissance, on m'a présentée le monde de cette façon : il y a le bien d'un côté, le mal de l'autre et au milieu le néant. Seulement depuis peu je commence à douter, à croire que rien n'est finalement aussi simple. 

Et si la loi, les règles, la justice pouvaient être modelées en échange de quelques pots de vin? Alors, l'argent définirait la valeur d'une vie. Et d'après ce que j'en sais, la mienne ne vaut pas plus que celle d'Ezequiel.

Nous échangeons un dernier regard avant que le maton se mette en marche et parce que je n'ai pas d'autres choix, je le suis. Je tente d'ignorer le mauvais pressentiment qui tend mes muscles et me contente d'avancer, un pas après l'autre tout en lui jetant un coup d'œil en coin. De taille moyenne, il porte une casquette estampillée aux couleurs de la prison qui cache une partie de son visage. Sa barbe grisonnante, ainsi que les ridules autour de sa bouche laissent deviner qu'il a dans la cinquantaine. Il pousse une porte battante et la maintient ouverte pour que je puisse passer. L'avantage c'est qu'il ne me parle pas, l'inconvénient c'est que je ne sais pas où nous allons. Et je suis dans l'impossibilité de lui poser la question sans trahir ma couverture.

Sur notre passage, les prisonniers nous épient, leurs regards perçants me déstabilisent. Et, ajouté au stress que je ressens déjà, le mélange est détonnant. Des cris résonnent autour de nous, des lamentations, des pleurs, des hurlements. Chaque son pénètre ma chair, me faisant parfois tressaillir, pourtant mon acolyte ne réagit pas. Il progresse, les yeux fixés sur un point invisible devant lui. J'en viens à me demander à quel moment, cette ambiance est devenue ordinaire, pour lui.

Lorsque nous regagnons les escaliers, j'hésite entre le soulagement de m'éloigner des détenus et la peur de me retrouver seule avec cet inconnu. Il ne semble pas menaçant mais je garde bien en tête que je n'ai rien à faire ici et que s'il le découvre, je risque de passer un sale quart d'heure.

Une fois à l'extérieur, une brise tiède vient sécher la pellicule de sueur qui recouvre mon front. C'est dingue, je ne m'étais même pas rendue compte que je transpirais. Mais ce n'est rien comparé au coup de chaud qui me colore le visage quand il s'arrête en plein milieu de la cour.

Il me détaille longuement et son insistance me met mal à l'aise. Et parce que quelque chose cloche chez moi, je lui rends son regard appuyé en fronçant les sourcils. J'hésite à le questionner mais à quoi bon ? Je ne comprendrais probablement pas sa réponse. Les secondes s'égrènent tout comme ma patience jusqu'à ce que je pivote sur mes talons.

— Attends.

Mon cœur pulse dans ma poitrine en l'entendant parler ma langue.

— Qui t'a fait entrer ?

Avec lenteur, je me tourne vers lui avant de me figer sur place. La lumière qui nous éclaire par intermittence m'agresse les rétines pourtant je maintiens les yeux grands ouverts afin de ne pas lui donner l'opportunité de faire quelque chose de stupide.

— Je ne sais pas de quoi tu parles.

— Ce lieu est bourré de caméras, on finira bien par trouver.

— Pour qui travailles-tu?

— L'état.

Il tente un pas vers moi et par réflexe je recule. Ou tout du moins, j'essaie. Mon dos heurte une surface dure tandis que la panique me glace le sang. Deux grandes mains s'abattent sur mes épaules, m'empêchant de bouger. L'individu qui me restreint de mes mouvements, m'empoigne avec force quand l'autre reprend la parole.

— Tu n'aurais jamais dû fourrer ton nez dans notre business. C'est typique des Américains, vous voulez toujours passer pour les héros alors qu'au final, vous venez juste foutre la merde.

— Je n'ai rien appris en venant ici.

Il esquisse un sourire fatigué, retire sa casquette et passe sa main dans ses cheveux grisonnants.

— Je dois te croire sur parole ? Vous aviez l'air proche, Martinez et toi, toute à l'heure.

— Ce n'est pas le cas. Je voulais juste faire un article sur lui mais il refuse de parler. Je vais rentrer chez moi, maintenant, d'accord ? Vous n'entendrez plus jamais parler de moi. Je n'ai aucune info sur vous, vous n'avez rien à craindre.

— Le truc c'est qu'on a reçu des ordres.

Le poids qui oppresse mon larynx m'empêche de respirer mais également de raisonner. Réfléchis, Joy, trouve une solution !

— J'ai de l'argent, c'est ça que vous voulez ?

Sa lèvre se tord à l'instant où son camarade raffermit sa prise autour de mes épaules.

— ¡Acabemos con esto! * braille justement ce dernier.

— ¡Quiero que ella hable! *

— Estamos perdiendo el tiempo, ella no dice nada.*

Il pose un regard presque désolé sur moi avant de faire un signe de tête à l'homme qui se tient dans mon dos.

— Non ! Attendez, je...

Le coup violent qui s'abat à l'arrière de mon crâne m'interdit de terminer ma phrase. Mes jambes tremblent avant de succomber sous mon propre poids. Je heurte le bitume avec violence pourtant je ne ressens rien. Mes paupières luttent pour rester ouvertes, sans réaliser que ce combat est perdu d'avance. Dans un ultime effort, elles s'ouvrent juste à temps pour apercevoir une silhouette dissimulée par l'obscurité se pencher vers moi. Et puis comme si mon corps savait qu'il était inutile de lutter, il sombre dans la pénombre.

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Traduction :

¡Acabemos con esto! : Qu'on en finisse !

¡Quiero que ella hable! : Je veux qu'elle parle.

Estamos perdiendo el tiempo, ella no dice nada. : On perd notre temps, elle ne dira rien.

FrontièreWhere stories live. Discover now