Chapitre 35

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Je lâche un petit rire sec car s'il croit que je lui dois quelque chose, il se met le doigt dans l'œil. Seulement, à la manière dont ses yeux me sondent, je flanche.

— Je t'écoute.

— Pourquoi t'es-tu intéressée à moi ?

Je soupire, fais craquer mon cou et prends appuie contre la fenêtre, en face de lui.

— Pour obtenir mon diplôme de journalisme, je devais faire un stage. Il faut croire que mon manque d'assiduité n'a pas joué en ma faveur, et je me suis retrouvée à me coltiner Mark. Un soir, j'ai reçu un mail, provenant de son adresse, au sujet d'une grosse affaire : un mexicain condamné à la perpétuité alors que la victime est toujours en vie. Ça te dit quelque chose ?

En apparence il reste stoïque mais c'était sans compter sur la petite lueur dans ses iris.

— Qui lui a refilé ces infos ?

— Je n'en sais rien.

— Donc vous avez débarqué et tu t'es mise à me harceler ?

De nouveau, je ricane et cette fois-ci sa fossette se creuse en retour.

— Excuse-moi, j'ai oublié un détail. Il n'est jamais monté dans l'avion et ne m'a plus donné aucun signe de vie. Quand je suis retournée à San Diego, je lui ai rendu une petite visite et figures toi que d'après sa femme, il se serait fait kidnapper, la veille de mon départ. Si tu connaissais le bonhomme, tu te rendrais compte que quelque chose cloche car tu peux me croire sur parole, personne ne voudrait se taper un captif comme lui.

— Attends une minute, je croyais qu'on t'avait volé ton passeport.

— C'est exact, j'en ai obtenu un temporaire.

— Alors tu es rentrée chez toi puis revenue, pourquoi ?

J'humecte mes lèvres pour gagner quelques instants parce que la cause de mon retour se dresse devant moi et clairement, je ne peux pas le lui avouer sans passer pour une nana pitoyable.

— J'aime le travail bien fait.

Pas dupe, il hoche la tête avec une moue amusée.

— Il faut croire, souffle-t-il.

— J'ai donc suivi ton conseil et me suis rendue à l'orphelinat de St Joseph.

— Sympathique comme endroit, tu n'es pas d'accord ?

— Ana est devenue ma meilleure amie, depuis on passe nos soirées ensemble.

— Je ne suis pas étonné, c'est une femme adorable.

— A quel point est-elle mêlée à tout cela ?

Au lieu de me répondre, il ouvre la porte du réfrigérateur et me rejoint afin de me tendre une bouteille d'eau fraîche.

— Tu peux boire, elle est clean.

Sa référence à notre première rencontre, et ma décision douteuse d'avaler le contenu de la cruche mise à disposition dans le parloir, me font sourire.

— Le conseil pour les médicaments était sympa, même si j'aurais préféré que tu m'avertisses avant de boire.

Je suis presque persuadée que ses lèvres pleines s'incurvent néanmoins, je ne peux pas m'en assurer car il y porte le goulot.

— Tu partages tes infos ? je lui demande.

Je me force à détourner les yeux du parcours de sa pomme d'Adam et fixe mes chaussures jusqu'à ce que le son de sa voix résonne entre nous.

— Au sujet de ?

— De cette bonne femme et de son trafic d'enfants.

— Je ne pense pas qu'elle ait son mot à dire.

— Alors quoi ? Elle ferme les yeux et ça fait d'elle une innocente ?

— Ce n'est pas ce que j'ai dit.

— Ouais, bien sûr.

Il se penche vers la table basse et fouine dans son fouillis.

— Regarde ça.

Je m'exécute non sans une grimace.

— C'est écrit en espagnol.

— J'oubliais que les langues étrangères ce n'est pas ton truc.

— Je parle Français et j'ai quelques notions de Portugais.

La tête légèrement penchée, il me met au défi.

— Eu gosto de cerveja ( J'aime la bière. en portugais ), je balance fière de moi.

— Intéressant et très utile.

A mi-chemin entre la surprise qu'il ait compris et la distraction de sa réponse, je reste bouche bée, un instant.

— Alors comme ça, tu es trilingue ?

— Je suis plutôt doué en langues.

Je cligne à plusieurs reprises des paupières devant la tournure de cette réplique.

— C'était un message pour me demander une bière ? reprend-il avec espièglerie.

— Lorsque je bois, le peu de filtre que j'ai s'envole. Et je t'assure que ce n'est pas joli-joli.

— J'ai hâte de voir ça.

Son ton grave combiné aux muscles qui se tendent quand il croise les bras sur sa poitrine, est un mélange surprenant.

— Qu'est-ce que je suis censée apprendre ? je lui demande en secouant la feuille.

— Le gouvernement mexicain alloue des fonds pour soutenir les casas hogar.

— Les quoi ?

— Les orphelinats.

— OK, c'est plutôt ordinaire comme financement.

— En effet sauf qu'en règle générale les établissements relèvent des compétences des ministres chargés de la protection de l'enfance, de la famille ou de la santé, pour tout ce qui est supervision, réglementation et bien sûr allocation.

— D'accord.

Le front plissé, j'essaie de piger ce qu'il cherche à me dire.

— C'est là que ça devient curieux.

Il s'approche tout près de moi et pointe de son index un passage surligné en jaune. Je ne maîtrise pas toutes les nuances subtiles de l'espagnol pourtant ce n'est pas nécessaire pour comprendre ce qui m'échappe.

— Les subventions sont allouées par le ministre de la justice. J'ignorais qu'il avait un tel rôle au sein du gouvernement.

Il s'éloigne et me dit d'un ton bas :

— Je savais que ça allait te plaire.

— Ana m'a également parlé de donations privées. L'institution est donc financée par l'Etat sous l'aval du ministre de la justice et par les pots de vin des Rios, déguisés en altruisme. En échange de quoi, les responsables concèdent entre cinq et dix enfants par mois.

— Ce qui donne l'opportunité aux autres d'avoir une vie décente.

Je le dévisage, plisse les yeux et crache :

— Alors ça te paraît légitime ?

— Pour qui tu me prends, au juste ?

Un toquard qui s'avère de moins en moins en être un.

— Comment la disparition de ces enfants est justifiée ?

— C'est très simple: aux yeux de la loi, ils sont adoptés.

— Par qui ?

Il récupère deux épais dossiers sur la table de la cuisine et les balance sur la pyramide bancale qu'est devenue la table basse.

— Des familles américaines. 

FrontièreWhere stories live. Discover now