Fil de pêche

Depuis le début
                                    

Le profil du mari d'Abby se découpe dans l'encadrement de la porte. Il n'a rien de spécial. C'est-à-dire que je ne me rappelle rien en pensant à lui si ce n'est cette voix, perdue loin entre l'amusement et la menace. J'imagine qu'il était le genre d'homme qu'on retrouve à Chicago, le genre d'homme qui travaille toute sa vie, qui devient père de famille et puis qui meurt au début de l'apocalypse. Un peu comme mon père, j'espère.

Il a eu une mort violente : abandonné par sa famille, criblé de balles, dévoré par les monstres. C'est ce qu'on m'a raconté. En réalité, il était très spécial puisqu'il avait fait plusieurs années dans l'armée mais ce sont là des choses que j'ai appris bien plus tard, mais pas si tard que ça non plus, en même temps que tous les détails de couple dont on se fiche royalement : la date de leur mariage, leur nombre de chats, le prix qu'avait coûté l'appartement, celui de leur future maison...

Le quartier, c'était le quartier. On m'a dit que j'aurais dû savoir.

N'empêche que si c'était à refaire, j'aurais tiré quand même.

- Vous avez fait une sacrée chute, me sourit-il. Vous avez eu beaucoup de chances : seulement quelques coupures et des bleus. La plupart n'ont pas eu besoin de beaucoup de soin mais... Celle sur votre front est vraiment profonde, on attendait votre réveil pour vous demander si vous vouliez qu'on vous recouse.

- Mon mari est pécheur, reprend Abby. Il a du fil et des hameçons. L'hôpital, ce n'est vraiment pas une bonne idée...

- Et pour désinfecter ? J'ai traîné dans des trucs...

J'ai la gorge qui brûle. Je vide mon verre cul sec.

- On a de la bétadine.

- Les autres, sur le toit, ils s'en sont sortis ?

Je laisse l'eau couler le long de mon menton. Les gouttes poussiéreuses tracent des lignes noires sur ma gorge. On me tend une serviette que je dédaigne. Abby appelle son fils et le serre contre elle.

- Quelques uns sont tombés mais d'autres ont réussi à passer de l'autre côté, m'explique son mari.

- Ils sont toujours sur le toit ?

- Non, ils ont dû rejoindre le huitième étage. On ne les voit plus. On a accroché un drap à une fenêtre en haut de l'immeuble : peut-être qu'ils le verront et qu'ils viendront vous chercher, continue t-il, magnanime.

Mes yeux accrochent la fenêtre. Le toit de l'immeuble en face est désert. La rue en contre-bas grouille de vie. Je n'ai pas la force de me lever pour regarder. J'ai déjà vu d'assez près :

Le no man's land d'une nouvelle guerre

Le fossé bouffi de morts, de voiture et d'ordures

Les deux château-forts vitrées, miroirs de la rue éventrée

L'odeur étouffante agite les rideaux.

Le bruit me suffit.

Ils mastiquent mes amis.

- Qu'est-ce qu'il s'est passé ?

- Les portes ont cédé, je dis et ma voix est calme, tranquille, consciente de la faille en moi qui grossit.

- On pourrait s'organiser, se regrouper, propose Abby.

- On prévoyait de quitter la ville.

- C'est une bonne initiative.

Ce n'est rien de moins que la MORT qui me sépare de Chris.

Je ne sais pas si ça me fascine mais ça me fait quelque chose.

Anthologie de la finOù les histoires vivent. Découvrez maintenant