9. Drôle d'épave (Stella)

6.8K 883 67
                                    

Le professeur fait claquer sa langue contre son palais, le son est discret mais cinglant. La feuille de mon dernier devoir surveillé se balance au bout de ses doigts, le chiffre en rouge pourrait être bon s'il était sur une échelle allant de un à dix : cinq n'est pas trop ignoble.

Sauf que je suis notée sur vingt. Cinq sur vingt, c'est atroce mais si on y réfléchit bien : j'ai gagné un point par rapport à mon dernier contrôle, ce qui est au fond une amélioration relative.

La prof secoue la tête de droite à gauche, c'est la pire note de la classe comme d'habitude.
Pourtant j'ai bossé comme une folle, mais j'ai fait une erreur de calcul dès la deuxième ligne du premier problème et je me suis escrimée à résoudre tout pendant trop longtemps, j'ai à peine entamé le second exercice, bref... cinq sur vingt ce n'est pas si mal.

« Stella, c'est lamentable ! Nous corrigerons ce devoir demain, vous aurez le temps d'y jeter un œil. Pour aujourd'hui, vous aviez des exercices à faire sur les dérivées et les tangentes. Allez donc au tableau pour faire le premier exercice."

J'opine d'un mouvement de tête, sans un mot car ma gorge brûle.
Je fouille dans mon sac pour retrouver mon cahier et tous les exercices que j'ai fait hier. Je blêmis et recommence à fouiller : pas de cahier. Oh, non ! Où est-il ?

— Stella, on vous attend, insiste la prof.

Blanc... J'ai un blanc.

Mon cahier est resté sur mon bureau chez M. Duval. J'ai oublié de le mettre dans mon sac ce matin, tellement je me sentais mal avec ce rhume.

— Stella, où sont vos exercices ? Vous ne les avez pas faits.

— Si, mais...

Les élèves ricanent : le son de ma voix oscille entre le un cri d'une souris et le râle d'une femme des cavernes. J'ai une extinction de voix.

— Vous moqueriez-vous de moi ? s'insurge la prof.

Je secoue la tête, ma main sur la gorge. Je ne peux plus émettre le moindre son, sans avoir la gorge en feu.

— Vous ne faites pas vos devoirs, vous avez des notes catastrophiques et vous restez muette quand je vous pose une question ? énumère-t-elle. Votre carnet de correspondance, je vous prie.

Non, tout sauf ça ! Je ne veux pas qu'elle prévienne mes parents, que vais-je faire ?

— Votre carnet.

Sa main s'agite depuis son bureau. Divers scénarios assaillent mes neurones :

1. Me transformer en souris et partir en courant en passant sous la porte, tel un courant d'air.

2. Me jeter à ses pieds et implorer sa clémence et si cela ne marche pas, filer à Notre Dame et comme Quasimodo réclamer l'asile pour me protéger du corps enseignant.

3. Engager un hypnotiseur qui effacera toute trace de cette journée de la mémoire de la prof de maths.

4. Accepter mon sort et en parler avec M. Duval pour qu'il m'aide. Ce qui suppose, le connaissant, qu'il va prendre son pied à m'ensevelir sous une montagne de travail pour vérifier que je bosse comme une malade.

OK : option 4.

Je tends mon carnet et un soupir m'échappe.

— Mademoiselle Lamarre, vous irez aussi voir le proviseur, il a demandé à vous voir après les cours, mais autant régler cela au plus vite. Je vous propose de vous rendre à son bureau dès à présent, puisque mon cours ne vous intéresse pas.

Maintenant ?
La prof m'indique la porte. De toute façon, je ne peux pas me justifier sans parler. Pas le choix. Je ramasse mes affaires, puis ferme mon sac à dos noir et m'en vais, sous le regard insistant de toute la classe.

Les cours continuent.
Les couloirs sont déserts.
Je n'entends que des sons étouffés derrière les portes closes. Étrangement, cela m'apaise. Je supporte mieux la solitude ainsi qu'au milieu de la foule. Il n'y a rien de pire que d'être seule dans une cour pleine de lycéens. Impossible de donner le change. Je me sentirai toujours en décalage où que je sois. C'est ainsi.

Je n'arrive plus à me faire des amis. Pas depuis ce qu'il s'est passé. J'ai mal au cœur rien que d'y repenser. Mes joues se couvrent de larmes. Non... pas au milieu du couloir, c'est pathétique !

Un bruit de porte me fait sursauter, je me cache comme je peux en prenant un couloir perpendiculaire et encombré. Ils font des travaux dans cette partie du lycée. Je vais m'y planquer le temps d'essuyer mes larmes. Ça va. Je vais gérer. Je gère toujours.

Une porte énorme faite de bois sombre grince quand je l'ouvre, la lumière matinale joue avec les volutes de poussière et baigne le lieu d'une ambiance dorée. Le vieux plancher couine sous mes pas légers.

Je découvre avec surprise cet endroit d'un autre temps. Le plafond se compose d'un dôme chapeauté par une verrière dont les carreaux bleus nimbent parfois la salle immense d'un bleu laiteux, les vieilles estrades en bois me donnent l'impression de découvrir une épave au fond de la mer. Les nuages de Paris assombrissent brusquement mon passage jusqu'au bancs de l'estrade. Le silence se remplit des échos de mes pas, je renifle un peu trop fort, essuyant mes larmes d'un revers de manche.

Je pose mon sac dans la poussière blanche et me recroqueville, ramenant mes genoux sous le menton.

Il faut que je me calme.

Mais plus j'essaie et plus je sanglote.

Parce qu'il y a une personne qui me manque et qui aurait adoré voir cet endroit. Non, mais quelle fille émotive je suis. Mes larmes coulent sans fin, c'est ridicule. Je n'ai pas pleuré ainsi depuis très longtemps. C'est comme si on avait ouvert les vannes.

Reprends-toi, ma vieille. Il faut encore aller chez le principal !

— C'est pas un peu fini tout ce bruit ! lance une voix depuis le haut des gradins.

Sous le coup de la panique, je me retourne et fait tomber mon sac à dos, le contenu se répand sur le sol. Mes stylos roulent partout, mes livres scolaires s'écrasent dans la poussière amassée pendant des années de tranquillité.

À contre-jour, une silhouette se détache du bleu du ciel et des vitraux de la verrière. Je ne distingue pas son visage. Ai-je dérangé un ouvrier ?

Il descend rapidement de sa montagne de bois, surgissant devant moi avant de planter son regard vert dans le mien. Son nez frôle presque le mien, je recule et trébuche sur mon sac, tombe avec un manque de grâce total évitant tout juste de me casser une jambe.

— On ne peut pas avoir la paix, dans ce bahut ?

Je lui retournerais bien la question si je pouvais parler. Je me contente de froncer les sourcils en ramassant mes affaires. Ma crinière rousse me fait rempart. Je n'arrive pas à y croire. J'hallucine.

Le noyé !

Pourquoi est-il ici ?

Au moins, il semble en pleine forme.

Est-ce qu'il m'a reconnue ?

— Tu t'es fait mal ?

Je secoue la tête en silence. Mes mains attrapent rapidement mes fournitures scolaires, comme si ma vie en dépendait. Est-ce-que ce garçon m'a suivie ? Non, il doit être dans mon lycée, voilà tout.

Je file aussi vite que possible, le plantant là sans explication.

— Mais reviens ! Je ne mords pas !

La porte claque derrière moi. Je cours aussi vite que possible. Cependant en fuyant le noyé que j'ai sauvé, je tombe sur pire : le proviseur au bout du couloir.

Mermaid OnlineWhere stories live. Discover now