4. Un homme à la mer

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J'aurai sûrement pu dormir ainsi jusqu'au petit matin, mais un bruit désagréable me tire de mon sommeil.

Un bruit de moteur.
Une voiture ?
Non, on aurait dit le moteur d'une moto.

Silence à présent, mes paupières se referment. Quand soudain, un nouveau son comme un éclaboussement, quelque chose qui tombe dans l'eau.
Quelque chose de lourd.

C'était quoi ?

Oh, mince, maintenant je suis complètement réveillée !

Par curiosité, je m'approche de la porte-fenêtre de ma chambre
et l'ouvre sur la fraîcheur agréable de ce mois de mai. L'escalier descend vers le jardin de Matthias, de ma tour j'observe la villa voisine, par-dessus la haie épaisse. Une moto est garée sur le côté, près d'une porte de garage entre-baillée.

Un petit chemin de gravillons blancs remonte une pente douce vers une pelouse sombre. Je distingue d'ici le bout d'une piscine éclairée de l'intérieure, des reflets dorés se meuvent sur la surface.

Qu'est-ce qui a fait ce bruit ? On aurait dit un plongeon ou quelqu'un qui tombe à l'eau ? Nous sommes en plein Paris, donc je ne m'attends pas à un animal sauvage mais plutôt à un gros chien qui voulait se rafraîchir ou alors le voisin qui prend un bain de minuit. Néanmoins un étrange pressentiment ou une curiosité malsaine me maintient sur place, sans que je puisse regarder ailleurs. Une ombre noire flotte, une ombre assez grande. Un homme ? Il fait la planche ? La tête sous l'eau ?

J'attends, n'osant pas faire de bruit.

J'attends longtemps et la silhouette s'enfonce dans les profondeurs. Je me frotte les yeux et essaye de ne pas bailler. Pourquoi la personne ne remonte-t-elle pas ?

Je frotte mes mains l'une contre l'autre. J'ai froid.

Peut-on rester aussi longtemps sous l'eau en apnée ?

Dans mon esprit, le jingle du journal télévisé du soir retentit :

« Je pensais qu'il se baignait. Je n'ai donc rien fait » annonce mon visage en gros plan sur l'écran de la télévision, une bande noire cache mes yeux pour l'anonymat des mineurs tandis qu'une écriture rouge décrit mon identité : une voisine témoigne du drame.

Un micro de journaliste se tend sous mon menton :

« Votre voisin se noie sous vos yeux et vous ne faites rien ? »

Soudain mon imagination s'emballe et les titres des journaux de demain déferlent en cascade :

« Décès accidentel dans le quartier résidentiel huppé de Paris », « La voisine a cru qu'il prenait un bain de minuit », « dernier plongeon du voisin », « il a bu la tasse, pendant qu'elle buvait son thé ».

Non, mais n'importe quoi : je ne bois pas de thé ! Je pose mes mains sur les bords de ma tête : cerveau arrête. Arrête de t'imaginer tous ces trucs dingues.

J'essaie de me raisonner, mais la réalité est horrible à admettre : il fait nuit, je ne connais personne, je vais passer pour une folle si j'ameute le quartier pour une fausse alerte et en même temps l'ombre ne remonte pas. Je répète : le noyé ne remonte pas à la surface ! Peut-être que c'est un champion d'apnée ? Ouais : compte dessus et bois de l'eau de source ! Oh punaise, je fais quoi ?

Je pousse la porte fenêtre et descends en trombe les escaliers d'acier en colimaçon. Je cours au fond du jardin, la haie y est abîmée et je tente de m'y frayer un chemin, m'égratignant légèrement au passage. Je débouche sur le jardin voisin et arrive devant la piscine.

Le corps est immobile, allongé au fond. Je n'ai pas le temps de réfléchir longtemps et plonge sans me poser de question. J'atteins le corps, passe mes mains sous les épaules, retourne le type et le pose dos contre ma poitrine pour l'entrainer à la surface. J'ai dû mal à reprendre mon souffle et à le maintenir hors de l'eau à cause du poids. Un vrai poids mort. Non, non, non pas « mort », ne pense pas à ça, ma vieille. La piscine est en pente douce, ce qui me permet de le ramener vers le bord en ayant pieds après quelques brasses. Je le traîne à présent sur les carreaux et son torse ne trahit pas le moindre souffle.

Je respire comme je peux après l'effort et me penche sur lui. Ses cheveux bruns sont noirs à cause de l'eau et son teint caramel me semble atrocement pâle soit à cause du peu de lumière, soit parce que... non, non : il doit revenir à lui.

Je bascule son visage en arrière. J'inspire fort et tente un bouche-à-bouche hasardeux. Pourquoi n'ai-je jamais suivi de cours de secourisme ?

« Allez, respire ! Mais respire », je supplie.

Au bout d'un moment qui me paraît une éternité, le torse du garçon se soulève. Je le bascule sur le côté en position de sécurité. Je contemple son dos et ses épaules prises de spasmes. C'est bon, il respire enfin.

Les lumières de la maison s'allument soudain et une voix féminine se fait entendre.

« Qui est là ? »

La voisine... Je me relève avec maladresse et décide de m'éclipser, je ne veux pas expliquer ma présence incongrue sur les lieux. Je n'ai pas envie de me mêler de cette histoire. Je fonce vers le fond du jardin et me faufile de nouveau dans la haie, je remonte en courant vers la maison de Matthias et accède aux escaliers en colimaçon, avalant les marches quatre par quatre. Une fois la porte fenêtre refermée, je m'assois à même le sol, tremblante de froid et encore sous adrénaline. Autour de moi, une flaque se forme sur le parquet.

Je crois que je viens de sauver la vie d'un garçon de mon âge.

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