27. L'Albatros (Jay)

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Je me frotte la nuque en baillant. J'ai passé la nuit dehors à faire la fête avec Rob et je suis arrivée directement au lycée pour profiter un peu du calme de ce lieu désaffecté et dormir une heure ou deux. Jamais je n'aurais pensé revoir la petite rouquine ici.

Je crois qu'elle pleurait, ses yeux étaient rouges et ça m'a fait mal au cœur. Qu'est-ce qui a pu se passer ? J'ai essayé de faire de l'humour pour lui remonter le moral, mais elle l'a mal pris. Il faut admettre que je suis mal à l'aise devant les gens émotifs.

Au final, elle m'a encore filé entre les doigts ! Comme on dit, jamais deux sans trois mais bon, quand même. Comment vais-je lui rendre son carnet si elle continue à m'éviter ? Faut-il que je fasse tourner les tables ou que j'organise une cérémonie vaudou pour appeler ce spectre roux à se manifester devant moi ? A quel genre de magie dois-je faire appel ? Je ne connais pas de magicien, mais... je connais une sorcière.

Je fronce le nez en pensant à son jet de noisettes. Non, pas la peine d'avoir recours à cette vieille folle. Son site internet laisse déjà à désirer car, si j'ai bien trouvé une sirène, il ne s'agit sûrement pas de celle qui m'a sauvé la vie.

J'ai une meilleure option : de ma poche de blouson je sors une feuille pliée en quatre. C'est l'emploi du temps de sa classe (obtenu grâce à mon délégué), voyons voir... Maintenant, elle devrait aller en chimie. Ah ah ! Ensuite elle a une grosse pause de midi, j'en conclue qu'elle va déjeuner chez Matthias. C'est parfait ! Je devais y aller pour rendre un service à Roxanne de toute façon. Avec un peu de chance, on se croisera « par hasard » et quand je pense hasard, je veux dire que je vais un peu forcer la coïncidence. Pour amadouer une sauvageonne, il faut y aller pas à pas. J'ai déjà l'appât, maintenant je dois me rendre dans son habitat naturel. Non que je la considère comme une proie, mais pour approcher cette créature farouche, mieux vaut s'y prendre en douceur.

A propos de créature mystérieuse, je devrais envoyer un message à ma sirène. Puisqu'elle parle de baleine, j'ai envie de lui parler aussi d'un animal. Il y avait ce poème que j'aimais bien... celui que m'avait fait découvrir mon meilleur ami. Je ne peux pas en parler avec Rob, mais avec elle, je me sens moins coupable. Après tout, elle ne le connaît pas et je ne ferai de peine à personne si je dis que ce souvenir m'est cher...

Un rayon de soleil vient taper le coin de mon œil, je lève le visage vers la verrière bleue. Les lattes du parquet et les volutes de poussières se teintent d'une ambiance marine.

Mon ami, mon frère, m'autorises-tu à parler de toi ? Tu me manques, tu sais. Toi qui passais ton temps le nez dans tes devoirs, j'ai été surpris de te voir lire un peu de poésie.

« Les Fleurs du mal ? m'étais-je étonné en lisant la couverture de ce petit livre. C'est pour faire des bouquets ou pour entrer dans une secte sataniste ?

— C'est un recueil de poèmes de Baudelaire. Le Spleen, tu connais ? avais-tu répondu en me tendant l'ouvrage.

— Non, mais j'imagine que tu vas me donner un cours dessus ? (J'avais feuilleté un peu et j'étais tombé sur l'Albatros.) Tiens, un poème sur un piaf ? T'en aurais pas un sur un pigeon aussi ?

— Laisse tomber, Jay ! » tu m'avais fait signe de te le rendre, sans insister.

Des mois après cette discussion sans importance, quand tu n'étais déjà plus là, j'avais retrouvé le livre dans les affaires que tu avais oublié chez moi et j'avais compris. Mais c'était trop tard. Tu ne pouvais pas en débattre avec moi.

Dans ma bouche, ce souvenir de nos instants d'insouciance amène un goût d'amertume et je crispe la mâchoire.

Petite sirène, peut-être qu'avec toi je pourrais en parler ?

Chère petite sirène,

Je n'ai rien d'un artiste car je suis pirate, pourtant si tu es proche de la baleine 52, moi j'avais un ami albatros qui chérissait ce célèbre poème de Baudelaire. Le connais-tu ?

Souvent, pour s'amuser, les hommes d'équipage

Prennent des albatros, vastes oiseaux des mers,

Qui suivent, indolents compagnons de voyage,

Le navire glissant sur les gouffres amers.

À peine les ont-ils déposés sur les planches,

Que ces rois de l'azur, maladroits et honteux,

Laissent piteusement leurs grandes ailes blanches

Comme des avirons traîner à côté d'eux.

Ce voyageur ailé, comme il est gauche et veule !

Lui, naguère si beau, qu'il est comique et laid !

L'un agace son bec avec un brûle-gueule,

L'autre mime, en boitant, l'infirme qui volait !

Le Poète est semblable au prince des nuées

Qui hante la tempête et se rit de l'archer ;

Exilé sur le sol au milieu des huées,

Ses ailes de géant l'empêchent de marcher.

Je relis le poème puis je tape la fin de mon message :

« Savais-tu que dans l'Antiquité les sirènes n'étaient pas des êtres avec des queues de poisson et un torse humain, mais des créatures mi-femmes mi-oiseaux.

Personne ne pouvait supporter leur voix sans vouloir en finir, peut-être parce qu'elles leur disaient la vérité sur leur vie ordinaire ou bien parce qu'elles l'enchantaient au point qu'ils ne pouvaient plus supporter la réalité.

Je jalouse Ulysse de les avoir entendues.

Les poétesses comme toi étaient-elles aussi perçues comme des monstres, une fois sur la terre ferme ?

Moi, j'aimerais bien entendre ta voix et tout ce que tu as à dire.

Bien sûr, chère petite sirène, je ne sais pas non plus voler, pourtant je me sens aussi maladroit et lourd qu'un volatile sur cette Terre.

Un jour, j'aimerais prendre le large, foi de pirate.

Existe-t-il un horizon sans nuage ? »

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