52. Sur les quais

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Nous longeons maintenant les quais de Seine. Le soleil décline et les nuages se lovent dans un dégradé de roses cendrés.

Blanche et Rob sont un peu devant nous à essayer de rattraper Théo qui saute partout avec sa glace et admire les péniches.

Une question facile... C'est compliqué à trouver, mine de rien.

"Co... Comment s'est passée ta journée ? je demande.

— C'est ça, ta question ?

Jay essaie de dissimuler un sourire en regardant à l'opposé. Nous sommes tellement nerveux que nous sommes à la limite d'un fou rire.

— Je fais ce que je peux ! je murmure.

— Bon... il se gratte la joue. Ma journée s'est bien passée si j'oublie qu'une amie m'a planté à la sortie du lycée et qu'elle m'a dédié un slam totalement affreux.

— Hé, mon slam était plutôt pas mal pour une impro.

— Admettons...

Il sourit doucement, une mèche tombe sur ses yeux verts et mon cœur vacille légèrement.

— Et toi, ta journée ?

Je hausse les épaules en regardant passer les bateaux-mouches ; les touristes répondent au salut que Théo leur adresse énergiquement.

— Mes journées au lycée sont en général assez compliquées, je réponds. D'habitude, j'essaie de passer inaperçue, mais parfois ça ne marche pas. Aujourd'hui je me suis pris la tête avec une fille en plein cours et j'ai été collée.

— Qu'est-ce qui s'est passé ?

Elle t'avait traité de dealer, mais ça je ne vais pas le dire. Je me contente de hausser les épaules.

— Tu n'as pas le droit d'éviter de répondre, je te signale qu'on fait des efforts pour se connaître, là.

— Joker, je supplie.

— C'est le seul que tu auras, j'ai droit à une autre question dans ce cas.

Je hoche la tête pour donner mon accord.

— Pourquoi essaies-tu de rester discrète ? Je n'ai pas l'impression que tu sois si timide.

— Je ne le suis pas. C'est juste que... j'ai du mal avec ceux de ma classe, je ne les apprécie pas vraiment. Pour eux, je suis celle qui les retarde dans leur course aux bonnes notes. Dans cette classe d'élite, je suis une mauvaise élève et ils ne le supportent pas.

— Pourtant, ton prof particulier c'est Matthias, il grimace comme si prononcer le nom de M. Duval lui arrachait les tripes.

— Ce n'est pas sa faute ! je m'écrie. C'est juste... juste... que je n'y arrive pas. Je fais des efforts à la maison, mais quand je suis devant ma copie mon esprit s'évade. Je pense à autre chose.

— Et à quoi ?

Je baisse les yeux et fixe le bout de mes chaussures. Tout me semble soudain si lourd : ma guitare, mon sac d'école, mon propre corps et tout ce chagrin qui pèse sur mon cœur et empiète sur tout mon être.

— A Cam... je souffle.

Et soudain, mes yeux se brouillent. Je suis obligée de m'arrêter et panique à la recherche d'un mouchoir dans ma poche, sans succès. Les passants me regardent de travers et je n'ai nulle part où me cacher. Je ne veux pas pleurer en public. Je ne mentionne jamais Cam en dehors de chez Matthias, mais là, en pensant à lui, je me sens tellement si vulnérable.

Doucement, un bras se pose sur mes épaules et le corps de Jay se rapproche de moi sans me toucher. Son torse est à quelques centimètres de mon visage, sa main chaude enveloppe mon épaule et il me cache des passants tandis que mes larmes tombent en cascades. Les passants nous prennent sans doute pour un couple, mais c'est juste feint.

— Je suis désolée, j'essuie mes yeux d'un poing rageur car je me sens aussi pathétique que misérable.

— Prends ton temps, ce n'est pas grave. Pleurer, c'est normal.

Mon front se pose sur son torse, je n'en peux plus de tenir debout toute seule.

— Cela va faire un an, pourquoi ça ne s'arrête jamais ? je murmure.

— Un deuil prend du temps, je te comprends.

— C'était ma faute, Jay. C'était ma faute...

— Impossible, Stella. Cam t'adorait, il te trouvait drôle et adorable. Il avait toujours rêvé d'avoir une sœur, il me parlait souvent de toi au point que j'avais l'impression de te connaître. Il disait que sa sœur écrivait des poèmes qui méritaient d'être entendus par tout le monde, qu'elle voyait le monde comme personne et qu'elle mettait de la beauté dans les choses les plus ordinaires de sa vie. Tu n'y es pour rien. C'était un accident.

— Mais il est tombé du toit de l'école, c'était peut-être un suicide et moi, j'étais sa sœur. J'aurais dû l'écouter. J'aurais pu l'aider. Pourquoi, il ne m'a rien dit ?

Jay me serre contre lui :

— Ce n'était pas ta faute, Cam avait de nombreux secrets. J'étais son meilleur ami et je ne les connaissais pas tous. Si tu dois en vouloir à quelqu'un, tu n'as qu'à m'en vouloir.

— A toi ? je le repousse un peu pour reprendre mes esprits.

Il me tend un paquet de mouchoirs et imperceptiblement je souris en reconnaissant celui qu'il m'avait donné quand je pleurais dans l'ancien gymnase en travaux et que je lui avais rendu, pleine de colère.

— Pourquoi à toi ?

— Parce-que moi, j'aurais dû l'aider et que je ne l'ai pas fait, avoue-t-il.

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