69. Le professeur et Cam (Stella)

4.1K 611 43
                                    

La nuit tombe sur les jardins et des tapis multicolores couverts de coussins et ont été installés à même l'herbe. Les invités s'y installent confortablement ou circulent en discutant entre d'énormes lanternes rondes phosphorescentes donnant l'impression que cette soirée est irréelle. Moi-même, j'ai dû mal à réaliser que je suis dans le parc d'un château. Les Lumières s'éteignent, les spectateurs se tournent vers la façade du château qui s'anime par un jeu de lumière et de projection. Je pense d'abord à un mapping, mais il s'agit en fait d'un film promotionnel pour la GoldMine dont Matthias avait la responsabilité. J'en conclus sans m'intéresser davantage à ce qu'il se passe, que son projet a abouti comme il le souhaitait.

Soudain je passe à côté des deux serveurs et leurs tenues s'illuminent, les coutures des vêtements sont électrifiées et permettent à tous ceux qui les portent d'être repérables dans le noir. De dos, leur posture donne l'impression que ce sont des chandeliers géants. Jay me suit sans faire de commentaires, comme il n'est pas très surpris j'imagine sans peine que Roxanne a créé ces costumes.

Sous une tente, j'aperçois M. Duval en pleine conversation avec un groupe d'hommes d'affaires. Il me fait un signe de la tête pour me faire patienter, puis me rejoint, non sans observer avec attention mon cavalier.

« Tout va bien ? me demande-t-il. Vous avez fait un tour dans le château ?

Je brandis le recueil de poésie de Cam, comme une preuve de ma visite dans la bibliothèque. Matthias s'immobilise.

— Vous m'expliquez ? j'attaque sans détour.

Le regard de M. Duval croise celui de Jay par-dessus mon épaule.

— Pas la peine de chercher de l'aide, je lance. Je sais que c'est Jay qui vous a envoyé ce livre et la raison. Pourquoi ne m'avez-vous pas expliqué que Cam vous aimait et que me cachez-vous d'autre. Pourquoi avez-vous démissionné au lieu de l'aider ! je crie. Pourquoi est-ce que vous me mentez depuis le début ? Que suis-je pour vous : la sœur d'une victime dont vous avez eu pitié ? La seule tentative que vous avez de vous faire pardonner le suicide d'un ancien élève ? La preuve vivante de vos remords ?

M. Duval ôte ses lunettes et fixe, gêné, un point loin derrière moi.

— Ce n'était pas à moi de t'expliquer ce qu'il s'est passé par respect pour la mémoire de ton frère, mais aussi par égard pour tes parents. Cependant, il remet ses lunettes, je constate que d'autres l'ont fait à ma place.

— Si c'est de Jay dont vous parlez, j'ai eu sa version. Je veux la vôtre : vous me devez au moins la vérité.

Pendant quelques secondes qui me paraissent une éternité, M. Duval semble rassembler ses pensées. J'attends, tendue et désespérée. Je ne veux pas perdre mon lien avec lui. Je ne veux pas le détester. Néanmoins j'ai besoin de savoir. S'il me ment, je ne le lui pardonnerai jamais. Jamais !

— Ton frère n'était pas... très épanoui au lycée, commence-t-il. Il ne parlait pas beaucoup en dehors des exposés imposés et de la participation attendue à l'oral. J'ai tout de suite vu qu'il s'acharnait à travailler sans cesse et qu'il était souvent épuisé en cours. J'ai moi-même été sous pression quand j'étais jeune, car mon père voulait absolument que j'ai les meilleures notes, que je sois le premier, que je lui fasse honneur.

— Quel rapport, je le coupe, avec mon frère.

— J'ai tout de suite vu ce qu'il se passait chez Cam : une recherche de légitimité, un besoin d'exister par ses notes et sa réussite scolaire.

— En quoi est-ce mal ? je le défends.

— Il n'y a pas de mal à vouloir exceller, cependant il y a une différence entre travailler en cours et se tuer à la tâche. Cam était clairement dans la deuxième catégorie : il réclamait toujours des exercices en plus à ses professeurs, avait souvent deux à trois chapitres d'avance sur le programme enseigné, se portait volontaire pour tous les exposés supplémentaires tant que cela pouvait lui amener des points bonus. Il n'allait aux activités extrascolaires que pour son bulletin, pas pour les interactions sociales. Un rapide tour auprès de mes collègues en salles des profs m'a alors brossé le portrait d'un élève studieux, peut-être un peu trop, et solitaire, peut-être trop également. J'ai pensé à un burnout scolaire.

Mermaid OnlineOù les histoires vivent. Découvrez maintenant