55. Bataille d'eau (Stella)

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J'ignore si Matthias complote quelque chose, j'ai passé ma soirée à faire des maths et de la chimie et il a eu l'air très satisfait du résultat. Il m'a affirmé que si je passais mes examens de la même manière, je ferai partie des têtes de ma classe. Je n'ai rien ajouté, le problème ne se résume pas tellement aux consignes ou aux applications de théorèmes, mais plutôt l'endroit où je les fais. Chez Matthias, je suis en sécurité, personne ne me juge et j'arrive à me concentrer. Je n'entends pas ces voix dans ma tête qui me répètent à l'envi que je ne suis pas à la hauteur de mon frère ? Je ne me repasse pas en boucle les conversations que j'ai eu avec lui et où je n'ai rien deviné de sa souffrance.

Pendant longtemps, j'ai cru que le problème venait de moi. Que Cam était malheureux parce que notre nouvelle famille recomposée l'insupportait, et que la preuve en était qu'il me mettait souvent à la porte de sa chambre. Peut-être que je l'avais rendu malheureux, la fautive de son décès au fond, c'était moi d'une certaine façon. Et si ce n'était pas le cas, alors pourquoi ne m'avait-il rien dit ?

J'ai trainé ce fardeau pendant près d'une année, sans jamais pouvoir en parler à qui que ce soit, en me refermant chaque jour un peu plus, jusqu'à ne plus pouvoir ouvrir la bouche pour m'exprimer librement. Je me suis enfermé dans un silence douloureux et coupable, sans avoir le courage de dire à mes parents que j'étais celle qui leur avait retiré leur enfant chéri. Nos relations se sont dégradées à un point tel que le dialogue était devenu impossible.

Chacun de nous était prisonnier de son deuil et ses regrets. Au fond nous étions les geôliers de nos propres vies. Impossible de leur avouer comme je souffrais car c'était nier leur tristesse. Impossible de reprendre une vie normale car j'avais l'impression de trahir Cam et de l'oublier. Je ne me sentais pas le droit de continuer à vivre. Je ne me permettais pas de faire ce qu'il avait été : un élève brillant, la fierté dans son école. Tout me ramenait à lui : les livres de classe qu'il emmenait partout et qu'il m'avait laissés, les annotations dans les marges de ses exercices de maths. J'avais même peur de rentrer dans la maison et de voir l'air abattu des mes parents. Ils devaient encore me supporter, moi qui étais encore vivante. J'ai commencé à avoir du mal à respirer, alors je me suis faite si discrète qu'on ne m'entendait plus.
La vérité, c'est que j'étouffais. Marcher sur mes deux jambes et parcourir le monde me semblait insupportable. J'aurais fait n'importe quoi pour disparaître.

On peut se noyer dans ses larmes, on peut dépérir lentement de tristesse, je le sais.

Cependant, hier, Jay s'est ouvert à moi. Dans ses paroles, je me suis reconnue : c'était des paroles de culpabilité. Et personne ne pouvais mieux que moi identifier ce sentiment. Si ni son meilleur ami, ni sa demi-sœur n'ont pu sauver le jeune Cam, alors qui aurait pu l'aider ?

Je sors sur la terrasse avec un plateau de verres, tandis que Matthias pose les jus de fruits sur la table du jardin. Il fait encore très chaud en cette fin de soirée. Comme promis, toute l'équipe d'ingénieur et quelques mannequins nous rejoignent pour fêter la fin de son projet, je les vois discuter avec Rob. Je n'ai pas suivi toute l'histoire, je sais juste que toute l'équipe a respecté la date butoir imposée par la GoldMine et que tout sera présenté à un genre de bal ou je ne sais quoi dans les prochains jours.

« Est-ce que tu vas bien, Stella ? Tu es assez en forme pour rester ?

Je hoche la tête, j'essaie d'évacuer ma tristesse. Souvent je fais semblant d'aller bien, mais ma gaieté est un peu forcée, M. Duval est le seul à la voir. Je n'ai pas à faire semblant, il comprend toujours. J'oublie parfois que Matthias aussi connaissait bien Cam, qu'il l'a côtoyé tous les jours au lycée avant ce terrible drame.

Matthias pose une main sur mon épaule et la retire presqu'aussitôt, c'est un geste de réconfort qu'il ne veut pas trop appuyer, il a encore du mal avec son rôle de prof et la position qu'il prend dans ma vie comme ami. Il n'ose pas et je sens sa timidité dans ces petits gestes du quotidien, comme quand il veut m'ébouriffer les cheveux quand je raconte n'importe quoi pour le faire rire, mais qu'il se retient à la dernière seconde, ou quand il me propose de goûter avec lui et Théo avant de me dire qu'il vaudrait mieux que je sorte avec des gens de mon âge plutôt que de rester avec un enfant et son père.

Je lui souris pour lui signifier que je tiens le coup.

« Bonjour, on a ramené des salades ! On les pose où ?

Roxanne envahit le jardin avec plusieurs saladiers et Blanche qui court après Théo.

Un paquet rouge surgit soudainement sous mes yeux, je recule et me cogne à quelqu'un. Je lève la tête, deux prunelles vertes me sourient en balançant le sachet devant moi.

— J'ai ramené des chips, annonce Jay.

Dans cette position, collé à son torse, je suis presque dans ses bras. Je me redresse et attrape le paquet pour le poser sur la table.

— Tu m'as fait peur ! je rougis.

Un cri, puis brusquement un jet d'eau frappe Jay au visage.
— T'es mort ! annonce Théo en le mettant en joue avec son pistolet à eau. N'embête pas Stella.

— C'est toi qui es mort, gamin ! Je vais te jeter dans la piscine de Roxanne, si je t'attrape.

Aussitôt, Théo part en courant, Jay à sa poursuite.

— A l'aide, Stella ! supplie le petit garçon.

J'attrape une énorme arme à eau délaissée sur la pelouse pour le sauver et nous courons dans tout le jardin. Nous visons si mal pour que la moitié des ingénieurs est trempée. Avec la chaleur, c'est rafraichissant, alors personne ne nous en veut. Théo file comme une flèche et passe entre les jambes de tout le monde, Jay disparait brusquement. Théo attrape ma main en m'entraîne pour se planquer sous la table, il guette le danger en soulevant un coin de la nappe en papier. Cachés sous la table, chacun de nous surveille un bout du jardin. Rien ne bouge, même le vent est aux abonnés absents.
« Il est où ? demande Théo.

— Il en a peut-être eu assez, je suggère, il est sûrement dans la maison.

— J'y vais, toi tu restes ici ! annonce-t-il courageusement avant de partir comme un boulet de canon.

Je m'assois en tailleur et essaie de détecter Théo mais je n'aperçois que des pieds et des bouts de jambes. Tout le monde discute tranquillement. Je souris, mais qu'est-ce que je fais cacher sous une table ?

— Trouvée ! me souffle une voix dans l'oreille.

Brusquement, je sursaute de frayeur et me cogne la tête sur le plateau de la table au-dessus. Bon sang, ça fait mal. Je frotte mon crâne douloureux en ouvrant un œil puis l'autre.

Le sourire immense de Jay est presque trop éblouissant pour moi. Sous ses cheveux noirs, ses yeux verts me fixent. Il pose sa main sur mes cheveux et frotte doucement :

— Tu vas avoir une belle bosse, la rouquine !

Dans cet espace étroit, nos corps sont si proches, je sens son souffle sur ma joue, sa main chaude sur mon front et son parfum mentholé m'entoure comme lorsqu'il m'avait prêté son blouson devant le lycée. Mon cœur s'emballe et j'ai du mal à respirer. Je n'ose plus bouger.

— Tu ne veux pas me parler, c'est une guerre silencieuse ? plaisante-t-il.

Un jet d'eau vient à ma rescousse : Théo nous a retrouvés.

— Lâche Stella, gros méchant !

— Argh, toi je vais te...

Jay n'a pas le temps de finir sa phrase que Théo et moi filons vers la maison en tirant en arrière sur lui. Nous nous cachons vers Blanche et Matthias qui finissent trempés. Jay essaye de m'attraper, aussitôt je monte vers ma chambre. Théo a trouvé refuge dans les bras de son père.

Le cœur battant, j'atteins ma chambre. J'entrouvre la porte-fenêtre qui donne sur l'escalier en fer forgé, d'ici on voit bien la piscine de Roxanne et le jardin de Matthias : pas d'ennemi à l'horizon. Il est sûrement resté avec Blanche. Pour ne pas tout mouiller, je prends dans un tiroir une serviette et essuie mes cheveux en essayant de retrouver mon souffle. Un léger bruissement se fait entendre derrière moi et la porte-fenêtre couine un peu en s'ouvrant complètement.

— Trouvée ! s'amuse Jay. Game over, la rouquine.

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