65. Recueil de poèmes (Stella)

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Ma main frôle la tranche de ces vieux livres et ma tête se penche pour lire les titres sur leurs reliures de cuir marron et bordeaux. Soudain, mon attention se porte sur un livre plus fin et étrangement moderne, la couverture est en papier glacé. De l'index, je le fais glisser vers moi pour l'attraper et pose mon verre sur l'étagère. Cet ouvrage m'est presque trop familier pour que j'ignore les souvenirs qu'il me renvoie. Cam en lisait un similaire. Je me souviens parfaitement de l'illustration sur la couverture. Quelle coïncidence de trouver la même édition dans un lointain château si éloigné de la chambre de mon frère. C'est peut-être un signe : Cam est avec moi. J'ouvre les premières pages, le titre apparaît et je souris : Les Fleurs du mal de Baudelaire.

Une dédicace est griffonnée au stylo et je tente de la déchiffrer, l'écriture est toute en pic. Elle ressemble un peu à celle de... de...

Je blêmis. Impossible.

Dans mon dos, la chaleur d'un corps et le souffle chaud de Jay se pose sur moi. Surprise, je tente de fermer le livre, mais il m'échappe des mains et je glisse en arrière pour le rattraper. Deux mains me retiennent par les épaules et mon dos s'écrase sur le torse de Jay. Ses lèvres près de mon oreille me demandent si je vais bien et je n'ose pas lever la tête. Je me contente de la hocher le visage en gardant les yeux rivés sur le livre qui vient de tomber à nos pieds.

Je me redresse et me retourne pour descendre de cet escabeau. Mes mouvements sont trop rapides pour que Jay ait le temps de reculer et je me retrouve coincée entre la bibliothèque et son corps. J'entends presque les battements de son cœur, je lève mon regard vers lui. Ses prunelles mis closes sont rivées au miennes et mon estomac se contracte.

J'ai l'habitude de voir Jay en jeans et veste de cuir et, même si cela lui va bien, maintenant qu'il est si près de moi, dans ce smoking parfaitement ajusté sur son corps, mon nez presque dans son cou, je remarque la ligne droite de sa mâchoire qui se contracte, ses pommettes hautes et ses cheveux coiffés en arrière. Bien sûr, j'ai dansé avec lui, mais j'étais trop occupée à compter les pas ou à rire aux éclats dans nos tourbillons fous qui n'avaient aucun sens. Nos mains serrées m'aidaient surtout à garder l'équilibre et même si mon souffle était anarchique en raison de l'effort et si mon cœur pulsait de stress chaque fois que nous évitions de justesse un autre couple de danseurs, je n'avais pas ressenti l'intimité résultant de la proximité de nos deux corps comme à présent. Je me mords les lèvres et les yeux de Jay suivent ce geste infime, puis doucement il passe une main dans mon dos et se penche.
Je vais défaillir. Et cela n'a rien à voir avec une question d'équilibre.

— Jay... je murmure comme on soupire.

Et puis, je pense à ce livre à nos pieds et cela me dérange. Je me sens observée.

Je pose une main sur son torse et le repousse doucement, sans animosité. Aussitôt l'air frais remplace la chaleur de Jay et je me maudis de ma réaction, mais c'est incontrôlable. Jay cligne soudainement ses paupières lourdes et ses lèvres entrouvertes se détournent de moi.

— Désolé, il répond sèchement en me tournant le dos.

Il passe une main dans sa nuque pendant que je ramasse rapidement le livre. Je le manipule et reviens sur la première page.

Je tourne les pages jusqu'au poème de l'Albatros et devant la page cornée et les annotations dans la marge, je dois me rendre à l'évidence. Il n'y a que des petits points sur une grille à côté de chaque vers, des notes de musique. C'est comme ça que mon frère lisait la poésie : en chanson. Il inventait une mélodie pour chaque mot.

Impossible !

Je me place devant Jay :

« Pourquoi le livre préféré de Cam est ici ?

Je lui tends le livre, le forçant à le regarder. Est-ce que Cam est déjà venu ici ? Qu'est-ce que Roxanne m'a dit à propos de cette propriété : elle appartient à la famille Duval. Quel est le lien ?

Jay me prend le recueil et ses doigts caressent les miens au passage, délicieux frisson. Je déglutis, ce n'est pas le moment de penser à ça, je me morigène.

Devant l'étonnement de Jay, je tourne les pages jusqu'au poème de l'Albatros.

— Regarde ! j'insiste. C'était son poème préféré.

— Je sais...

Soudain, je pense à la fois où il m'a dit que son ami avait aussi pour poème préféré cet ode à l'oiseau marin et je fais le lien.

— Oui... je murmure pour moi-même, tu me l'avais dit ! Alors tu parlais de Cam. Si j'avais su, je secoue la tête, complètement navrée. On se parlait de Cam depuis le début en fait.

Il enserre le petit livre et ses sourcils se froncent :

— Je ne t'ai jamais parlé des poèmes de Cam.

— Mais si ! j'insiste. Lorsque j'ai mentionné la baleine cinquante-deux, tu...

Un courant d'air glacial s'engouffre dans le salon et nous sépare d'avantage, le silence est horrible quand je comprends ce que je viens de révéler.

— La baleine cinquante-deux, répète-t-il. La sirène octogénaire d'internet, c'était toi aussi ?

Je ravale ma salive, atone et paniquée. Je ne voulais pas qu'il l'apprenne de cette manière.

— Je te parle depuis le début et je te confie mes pensées alors que tu savais qui j'étais.

Ses poings se serrent le long de son corps, ses sourcils se froncent tellement que je recule :

— Quand comptais-tu me le dire ?

Il ne bouge pas, ne me touche pas, pourtant ses paroles me font le même effet qu'une gifle. Ses yeux sont noirs de colère, je sais ce qu'il pense : je l'ai trahi.

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