53. Souvenirs (Jay)

4K 635 16
                                    

Nous nous asseyons sur un banc, bouleversés, chacun dans sa bulle, tout près l'un de l'autre et pourtant éloignés par le mur invisible et indicible de nos tourments.

Blanche et Rob s'éloignent légèrement avec Théo et nous restons seuls, le clapotis de la Seine et le murmure des passants bercent nos silences respectifs.

Mes mots tombent en goutte et je me vide de mes souvenirs comme une jarre trop pleine. Je raconte à Stella ce que je sais de Cam.

Nous étions de petits collégiens dans un lieu éloigné de la capitale. Comme aucun de nous n'avait l'envie de rentrer chez lui, parce que nos parents absents laissaient nos petits appartements vides et trimaient pour joindre les deux bouts, nous avions l'habitude de passer notre temps entre la bibliothèque pour faire nos devoirs et le city-park avec nos amis. Cam aimait lire tout ce qui pouvait lui tomber sous la main et la musique. Quant à moi, j'aimais la logique des sciences et l'idée qu'avec de petits montages mécaniques, on pouvait propulser l'être humain dans de puissantes machines à travers le monde et même jusque dans l'espace. Il y avait de la magie et de l'espoir en nous, comme une soif inextinguible de pouvoir changer notre destinée, ou simplement de pouvoir rêver avec nos petits moyens.

Les profs nous aimaient bien et nos notes étaient assez bonnes pour bénéficier d'un programme pour entrer dans un lycée privé de la capitale. Le genre d'opportunité qui, selon eux, ne se refuse pas. Nos parents se sont réjouis d'une telle offre. La mère de Cam a trouvé un travail sur la capitale et moi, j'ai été accueilli chez un oncle. Il travaillait dans la mode et habitait avec sa compagne. C'est comme ça que j'ai emménagé chez Roxanne.

— Roxanne n'est pas ta sœur ? s'étonne Stella.

Je souris. Non, mais je l'aime comme telle. Cam et moi avons donc intégré ce lycée privé et non-mixte, avec costume bleu marine obligatoire et une affreuse cravate. La jeunesse dorée nous a regardé de haut, nous les deux boursiers. Cam avait un tel désir de se faire accepter qu'il a passé ses jours et ses nuits à travailler sans relâche pour devenir le premier de sa classe. C'était une manière pour lui de s'intégrer et de prouver qu'il était légitime dans cet univers qui nous était aussi étranger qu'hostile. Je n'ai pas tout de suite vu son état se dégrader. Nous étions dans des classes différentes. J'avais l'habitude d'afficher une mine féroce à ceux qui venaient me chercher et rapidement, sans que je sache comment, les élèves m'ont inventé un passé sombre fait de dealers et de petites frappes. Un passé stéréotypé de banlieusard désargenté comme on en voit souvent dans leurs films débiles ou aux infos. Un personnage qui n'avait rien à voir avec moi mais qui avait l'avantage de leur faire légèrement peur.

Mes notes moyennes ne me permettaient pas de me distinguer. Je cultivais une aura de mauvais garçon tout en profitant de cette nouvelle solitude. Cam et moi, nous nous retrouvions sur le toit de l'école aux poses déjeuner ou après les cours. Les autres lycéens, pris dans leurs activités extrascolaires ou leur crainte de tomber sur moi, seul à seul, ne venaient jamais nous déranger. Peu à peu, j'ai vu Cam changer. Il travaillait sans relâche, toujours un cahier en main, un manuel à apprendre, des exercices à finir. Il n'en dormait plus, il voulait leur prouver qu'il pouvait être le meilleur de l'établissement et cela marchait assez bien durant les deux premières années.

Doucement, nous avons commencé à nous éloigner. Je venais moins sur le toit, Cam s'enfermait dans la bibliothèque, en salle de permanence, chez lui. Il maigrissait, le contour de ses yeux étaient un peu plus sombre qu'à l'accoutumé. Une fois par semaine, nous avions cependant gardé l'habitude de nous retrouver sur ce fameux toit. Parfois, nous n'avions rien à nous dire et nous restions simplement l'un près de l'autre, lui à réviser, moi à dormir ou à rêver. Si le dialogue n'était pas rompu, il était moins dense qu'avant. Il me parlait parfois de sa petite sœur qu'il venait d'accueillir dans sa vie, de sa mère qui venait de se remarier, de ses nouveaux professeurs comme Matthias, jamais de ce qu'il faisait en cours.
Je lui parlais parfois de mes nouveaux amis comme de mon délégué, un certain Rob Duval, qui avait l'air plutôt sympa sous ses allures de petit bourge tout propre sur lui.
Cam a voulu le rencontrer alors j'ai amené Rob sur le toit, nous avons discuté comme si nous nous connaissions tous les trois depuis toujours. En repartant, j'ai ramassé nos vestes posées sur le sol, j'ai jeté la sienne à Cam, tout en plaisantant dans les escaliers. Je l'ai lancée trop fort, Cam ne l'a pas attrapée au vol. Quelque chose s'est brisé quand la veste est tombée sur une des marches, il y a eu un bruit, comme des tintements, et plein de petites pièces sont tombées de sa veste.

Elles ont roulé jusque qu'à l'étage inférieur et se sont écrasées au pied d'un professeur nouvellement recruté.

J'ai juste eu le temps de voir Cam se cramponner à la rampe d'escalier et le prof ramasser ce que j'avais pris pour une pièce, pour comprendre. Il s'agissait de toutes petites pilules et, là, j'ai compris que Cam ne voulait pas qu'on sache que c'était les siennes.

Stella sur le banc, à côté de moi, porte une main à sa bouche. Elle hoche la tête comme si un souvenir lui revenait.

— Je me souviens de ces pilules, dit-elle. Il y en avait dans son bureau et il m'a jetée de sa chambre quand j'ai voulu lui en parler. Je croyais que c'était des médicaments...

Je m'adosse au banc, en regardant le ciel se dégrader en rouge.

— Moi, je savais que ces pilules n'étaient pas autorisées.

On en vend partout et légalement aux Etats-Unis, elles sont mêmes prescrites pour des problèmes liés au déficit d'attention. Elles agissent au début comme un excitant pour t'empêcher de dormir et puis tu deviens accro, au point de croire que, sans elles, tu n'es rien, incapable de réfléchir normalement.

J'ignore comment Cam s'en était procuré, mais en France, elles sont illégales. Cam était boursier, jamais le proviseur ne passerait outre. On n'était pas au-dessus des lois et encore moins des règles de ce lycée qui nous voyait comme des nuisibles dans son jardin parfait.

J'ai cacher ma propre veste en haut des marches et je me suis précipité devant le prof. C'était à moi, avais-je déclaré.

La réputation de dealer que m'avaient créée les élèves les deux dernières années et dont je me servais pour les mettre à distance est revenue sur le tapis.

Avais-je introduit ces drogues pour les revendre au sein du lycée à ces parfaits petits élèves ? Pour le proviseur, la réponse était évidente avant même que je ne puisse me défendre.

J'ai été exclu de l'établissement pour un certain temps. Le lycée a étouffé l'affaire : pas la peine de souffrir d'une mauvaise publicité. Cam m'a évité autant qu'il pouvait. Peut-être avait-il peur pour sa réputation ou bien il s'en voulait de mon exclusion, pourtant, je ne lui en tenais pas rigeur. Non, moi j'avais surtout peur pour lui. Depuis quand prenait-il ces trucs et surtout pourquoi ?

— Le prof, demande Stella, celui qui a ramassé les pilules, c'était...

— Oui, je grince des dents. C'était ton M. Duval adoré. Il n'a pas hésité à tout rapporter à la direction, c'était son devoir après tout.

Je bascule et tape des mains sur mes cuisses avant de me lever.

-— C'est tout pour le moment, Stella. On reprendra cette conversation plus tard, là j'ai besoin d'aller faire un tour, seul. Tu diras à Rob que je l'appellerai, excuse-moi auprès des autres.

Et je fais demi-tour pour partir. C'est tout ce dont je me sentais capable de parler ce soir.

— Merci, Jay.

Je ne me retourne pas. Et après un léger hochement de tête, incapable de toute autre parole, je m'en vais errer dans la capitale.

Mermaid OnlineWhere stories live. Discover now