Partie 8

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Je m'apprêtais à ouvrir la bouche pour commencer mon interrogatoire mais Keran me coupa avant même que les mots n'aient pu franchir mes lèvres.

— Trois, me dit-il sans plus d'informations.

— Trois... répétai-je sans comprendre.

— Tu as le droit à trois questions et je choisirai de répondre à seulement deux d'entre elles. C'est à prendre où à laisser.

***

J'avais repris ma place sur le canapé, légèrement tournée vers le coin cuisine où Keran s'activait à préparer notre repas du soir. Je le fixais du coin de l'œil depuis dix bonnes minutes, m'efforçant de mettre de l'ordre dans mes idées. J'avais trente mille questions à lui poser et je ne savais absolument pas par où commencer, comment pourrais-je n'en choisir que trois alors que ma tête semblait en pleine ébullition ?

Je ne voulais pas non plus prendre le risque qu'il se braque encore une fois. Je ne devais surtout pas me louper, il était primordial que je choisisse bien. Keran me laissait là une parfaite occasion de le percer à jour et quelque chose me disait que je devais battre le fer tant qu'il était chaud. Il me fallait un plan d'attaque. Je devais chercher le meilleur moyen d'obtenir un maximum d'information en un minimum de questions.

Je me levai dans un bond et couru jusque dans l'entrée pour récupérer le petit sac à dos qui ne me quittait jamais. Au départ, je craignais l'avoir perdu dans la bagarre, mais je le portais toujours sur le dos lorsque Keran m'avait raccompagnée chez lui et j'avais été heureuse de voir qu'aucun de mes maigres effets personnels ne s'étaient égarés en chemin.

Il contenait mes affaires de cours : un cahier vierge à spiral, une trousse remplie de stylos, crayons, surligneurs, règle, gommes, et tout un tas de fournitures qui ne me servirait plus, ainsi que mon portefeuille dans lequel se trouvaient mes papiers d'identités, une carte bancaire, un billet de cinq euros tout aussi inutile que le reste, et une photo de mes parents et moi prise dans un photomaton juste avant mon départ pour Svatantria. Par la suite, j'avais ajouté dans le sac quelques provisions, une bouteille d'eau et un petit kit de survie que je m'étais fabriqué quand tout était parti de travers. Ce dernier était constitué d'un briquet, d'un couteau suisse et d'une lampe torche. Voilà à quoi se résumait ma vie à présent.

L'école devait fournir tous le matériel d'art nécessaire aux cours, mais j'étais heureuse d'avoir tout de même pensé à emporter un carnet de note. Et surtout de ne pas l'avoir retiré de mon sac lorsque j'avais entrepris d'y faire de la place pour ne pas l'encombrer de choses superflues. Cela dit, je ne pensais pas qu'il me servirait à nouveau de si tôt. Je sautillai presque sur place en me dirigeant vers la chambre.

Keran observait mon manège avec amusement. Il devait se demander pourquoi j'étais aussi guillerette tout à coup et, en toute franchise, j'ignorais si j'aurais su moi-même quoi lui répondre. Etrangement, mes derniers échanges avec Monsieur Sexy me rendaient heureuse, et pas seulement parce qu'il était beau à en mourir lorsqu'il souriait. J'avais enfin un but, une ligne directive à suivre et la conviction que tout allait bientôt s'arranger. Je ne m'étais pas sentie aussi bien depuis des jours.

Je m'étalai sur le lit et posai le carnet devant moi, un stylo à la main. J'adorais écrire, voir l'encre former des lettres sur la feuille m'apaisait. De la même façon que j'adorais dessiner. Je m'appliquais toujours pour que mon écriture soit la plus parfaite possible et cette concentration m'aidait à libérer mon esprit.

J'y verrai beaucoup plus clair une fois que j'aurai couché sur le papier toutes les questions qui me vrillaient le crâne. J'aurai ainsi beaucoup plus de facilité à faire un tri pour ne sélectionner que les plus pertinentes. Je commençai donc mon énumération...


1. Qui est Keran alias Monsieur Sexy ?

2. Qui est Trevor ?

3. Comment se fait-il que Trevor ait un moyen de me faire passer la barrière ?

4. De quelle façon au juste compte-t-il me la faire passer ?

5. S'il existe réellement un moyen de la franchir, pourquoi Keran n'a-t-il pas encore traversé ? Et Trevor ?

6. Pourquoi Keran m'a-t-il dit connaître son sujet, en parlant des anges ?

7. Si c'est vraiment le cas, comment la barrière fonctionne-t-elle ?

8. Jusqu'où s'élève-t-elle ?

9. Pourquoi les anges ont-ils choisi la Terre comme nouveau terrain de chasse ?

10. Vont-ils partir un jour ?

11. D'où viennent-ils ?

12. Pourquoi l'armée n'est-elle pas encore intervenue ?

13. Que se passe-t-il à l'extérieur du mur ?

14. Pourquoi leur ferai-je confiance à lui et à Trevor ?

15. Pourquoi Keran veut-il m'apporter son aide ?

16. Qui me dit que je ne vais pas tomber dans un piège ?

17. Qu'est-il advenu de mes agresseurs ?

18. Comment Keran a-t-il réussi à mettre KO deux poids lourds comme eux à lui tout seul ?

19. Et diable, pourquoi y a-t-il autant de vêtements de femmes dépareillés dans son armoire ?


Bon, la dernière question tenait plus de ma curiosité maladive qu'autre chose, mais elle m'avait traversé l'esprit et je me sentais un peu mieux à chaque nouvelle ligne que je notais. Comme si le fait de les écrire me soulageait d'un poids énorme à chaque fois.

Je me relus avec attention. Je n'étais pas sûre que Keran puisse répondre à toutes mes interrogations.

J'avais d'abord pensé surligner les questions qui me semblaient les plus importantes, mais, après avoir constaté que seule la dernière ligne n'était pas barbouillée de jaune, je m'étais bien vite rendu compte que cela ne me menait nulle part. J'essayai donc plutôt de commencer par en regrouper certaines. Par exemple, je pouvais rassembler les lignes sept à onze en une seule et même question que je formulerai de la sorte : « Que sais-tu des anges et de leur apparition ? ».

Cela me rappelait une histoire que me contait ma mère autrefois. Je ne me souvenais plus exactement des détails mais les grandes lignes étaient cependant restées gravées dans ma mémoire.

Un paysan avait rencontré une fée qui lui avait offert un seul et unique vœu. Mais le pauvre paysan était bien embêté parce que, si lui désirait surtout être riche, sa femme le priait de demander plutôt à connaître enfin les joies de la maternité tandis que, de son côté, sa mère le suppliait de faire en sorte qu'elle retrouve la vue qu'elle avait perdue. Il avait donc passé sa nuit à réfléchir au vœu qu'il allait prononcer, et lorsque la fée était revenue le voir, il l'avait formulé de la sorte : « Je souhaiterais que ma mère puisse voir mes enfants manger dans de la vaisselle en or ».

Je souris à ce souvenir. Malheureusement, réduire ma liste de questions ne s'avérait pas si aisé. Le paysan était sans doute bien plus malin que moi.

J'observai maintenant les lignes 2 à 5. Pour ce qui était de la façon dont Trevor allait me faire passer la barrière, à priori, je finirai tôt où tard par le savoir. Et puis, le « contact » de Keran se montrerait peut-être plus loquace que lui après tout, ce n'était pas impossible. Je décidai donc de rayer cette partie de ma liste. Ce n'était pas le plus urgent.

Après un bon quart d'heure d'intense réflexion, je soupirai de frustration. Ma page était devenue illisible, complètement griffonnée et rayée en large et en travers. Tant pis, je décidai qu'il était temps de me lancer. De toute façon, rien ne m'assurait que Keran me dirait toute la vérité.

Comme s'il pleuvait des anges (Édité)Où les histoires vivent. Découvrez maintenant