Chapitre 27 : Saphora

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— Pourquoi vous comportez-vous ainsi, seigneur Volkov ?

La veille du départ pour Pormorh, le dernier dîner avec la cour de nacre avait été d'une ambiance glaciale. Enfin seuls à seuls, Saphora faisait face à Maxius. Ce dernier la toisa froidement.

De quelle trahison s'était-elle rendue coupable ? Saphora n'y comprenait rien. Leur relation s'était détériorée en l'espace de deux jours. Qu'est ce qui avait bien pu se produire ? Elle voulut lui sourire mais fut vite découragée par son regard cuivré hostile.

— Répondez-moi, lui dit-elle d'une voix douce. Parlez-moi.

Avait-il encore été tourmenté par Yobé ? Elle lui avait pourtant demandé d'arrêter de le provoquer. Maxius prit une grande inspiration. Il semblait furieux et se contenait avec difficulté, affichant son air le plus méprisant. Il ne l'avait jamais regardée ainsi. Face à son mutisme, elle voulut lui toucher l'épaule pour le convaincre de se confier.

Ne me touche pas !

Sa voix puissante et son ton familier claqua dans son esprit, semblable à un puissant coup de tonnerre. Hébétée, Saphora recula de quelques pas, son bras retomba mollement contre elle. Si les yeux pouvaient tuer, les siens l'auraient transpercée mille fois. Leur éclat cuivré avait laissé place à une lave en fusion, prête à tout consumer sur son passage.

— Je ... je ne comprends pas ce qu'il vous arrive, bredouilla-t-elle.

Tu ne comprends pas grand-chose de toute façon, railla Maxius.

Ses paroles lui firent l'effet d'une gifle. Il pouvait se montrer sur la défensive, sarcastique ou laconique, mais jamais il ne s'était adressé à elle de cette façon. Il reprit, sans lui laisser le temps de répondre.

— Comment une petite fille pourrie gâtée comme toi pourrait comprendre ? Ce n'est qu'un jeu pour toi de manipuler les autres pour tromper ton ennui et parvenir à tes fins ? As-tu un cœur, Saphora ? Où est-il aussi froid que la glace de Kalagas ? J'ai été si stupide. Je pensais que nous avions trouvé un terrain d'entente. Que, même si tu ne m'aimais pas, tu tolérerais ma présence et me respecterais. Je me suis trompé. Tu l'as dit toi-même, qui voudrait d'une personne infirme telle que moi ?

Sa question était empreinte d'une profonde souffrance. La jeune vampire réfléchit à toute vitesse pour comprendre à quel évènement il faisait allusion. Il croisa les bras, la jaugeant de toute sa hauteur.

Je pensais au moins que nous pourrions devenir des alliés. Mais tu ne m'as laissé aucune chance. Jamais. Je suis aussi fautif car tu m'avais pourtant prévenu. Tu es bel et bien une menteuse. Peu importe à qui tu t'adresses, tout n'est que mensonge.

Le pouls de la jeune femme s'emballa lorsqu'elle comprit enfin. Maxius avait surpris une conversation sortie de son contexte. Si elle avait pu, elle aurait dit à Yobé qu'elle appréciait le seigneur Volkov malgré sa réputation et sa personnalité taciturne. Cependant, elle devait continuer à feindre cette aversion pour garder les bonnes faveurs du soldat. Si quelqu'un devait lui en vouloir, ce serait on ami d'enfance, pas Maxius. Il n'avait pas compris qu'en réalité, c'était à lui qu'elle mentait. Mais était-ce mieux finalement de servir autant de mensonges à l'un, comme à l'autre ? Probablement pas, au vu du seigneur Volkov, réellement affecté de penser qu'elle puisse le mépriser.

— Seigneur Volkov, je vous en prie... commença-t-elle.

Etait-ce de la souffrance qu'elle lisait sur son visage ? Ou bien de la déception ? Comme dans le mythe de Cassandre, elle comprit que quoi qu'elle lui dise, il ne la croirait pas. Elle n'avait aucun moyen de le convaincre que cette conversation avec le soldat n'était qu'une façon de faire avancer son enquête.

Elle fit un pas vers lui, provoquant un imperceptible mouvement de recul de sa part. Puis, il se tourna vers la fenêtre de leur chambre pour l'ignorer sciemment. Il se ferma à elle en arborant une expression impénétrable.

Toutes ces semaines passées à gagner sa confiance, le connaître et l'apprécier avaient été balayées d'un revers de main. Prise au piège, elle recula encore en ravalant ses sanglots.

Maxius ne l'estimait plus.

Et étrangement, cette constatation lui fit l'effet d'un coup de poignard en plein cœur. Maxius la détestait et se refermait de nouveau au monde à cause d'elle et des mensonges qu'elle avait proféré. Elle voulut parler, mais ses lèvres tremblaient tant qu'aucune parole ne put sortir de sa bouche.

Menteuse. Menteuse. Menteuse, lui hurlait sa conscience.

Elle fit volte-face et prit ses jambes à son cou, incapable de soutenir davantage le ressentiment du vampire. Sa vision fut brouillée par des larmes et elle ouvrit à la volée la porte du château en courant le plus loin possible. Lorsqu'elle fut certaine d'être seule et éreintée par sa course, elle s'effondra contre un arbre et se laissa aller à sa profonde tristesse, jusqu'à la levée du jour.

Feindre, mentir et manipuler étaient une seconde nature pour la jeune vampire. Cela l'avait aidée à survivre parmi la cour de nacre et l'avait protégée de tout ce qui se passait dans l'ombre. Pourtant, elle n'avait jamais souhaité que cela puisse blesser les personnes auxquelles elle tenait. D'abord Yobé. Elle aurait dû lui accorder sa pleine confiance, leur amitié était de longue date. Il l'aidait sans contrepartie, comme le ferait n'importe quel ami. Pourquoi ne voulait-elle pas qu'il apprenne ses sentiments envers Maxius ? Mais lesquels, exactement ? Elle se mentait à elle-même.

Saphora venait de rompre sa propre promesse : ne plus éprouver de tels sentiments envers autrui. Lentement, elle réalisa que Maxius ne la rendait pas indifférente. Il n'y avait pas que du désir entre eux. Outre leur connexion mentale, Saphora se sentait bien et en sécurité auprès de lui, un sentiment que même à l'époque où elle était amoureuse de Yobé, elle n'avait jamais connu une telle émotion. Elle releva la tête vers le soleil qui lui réchauffait la nuque. C'était la première fois qu'elle ressentait cette sensation agréable de chaleur, alors elle ferma les yeux un bref instant.

Soudain, un bruissement d'aile attira son attention et le temps se figea lorsqu'elle se retrouva face à deux horribles yeux jaunes.

Une femme décharnée, dotées de larges ailes repliées dans son dos, écumait de bave en observant avidement la jeune vampire. Même si c'était la première fois qu'elle rencontrait un tel monstre, Saphora la reconnut immédiatement.

Une venakdras.

Une créature vivant au-dessus du brouillard magique d'Orpyr. Des récits glaçants lui avaient été contés à ce sujet. Lorsqu'une brèche se créait dans le ciel, les venakdras les traversaient pour se repaître des orpyriens, quelle que soit leur nature. Elles avaient un appétit vorace et leurs serres, noires comme de l'encre étaient empoisonnées pour immobiliser leur proie avant de les dévorer. Même les vampires les redoutaient, ce qui restait évocateur de la peur qu'elles inspiraient pour toutes les espèces peuplant ce monde.

Le sang battant dans ses oreilles comme des tambours, Saphora recula doucement. Elle n'avait pas pensé à prendre d'arme sur elle et constata que ses chances de fuite s'avéraient très minces

Par Phésas, s'alarma-t-elle. Elle allait mourir ici, à cause de cette imprudence et pour avoir blessé la seule personne qui comptait vraiment à ses yeux.

Le monstre poussa alors un cri à lui déchirer les tympans, comme pour annoncer sa mort imminente.

Saphora devait essayer de s'enfuir par n'importe quel moyen. Avec un peu de chance, quelqu'un la trouverait à temps. Elle devait se raccrocher à cette idée saugrenue. Alors, elle se mit à courir avec toute l'énergie du désespoir, en hurlant le seul prénom qui occupait tous ses rêves depuis de nombreuses semaines :

— Maxius ! s'époumona-t-elle. Maxius !

Son cri déchira le calme de l'aube. Elle aurait au moins prononcé son prénom avant de mourir, voilà qui était bien. Un bien mince lot de consolation, à défaut de se racheter une conduite auprès de lui.

De nacre et d'acierWhere stories live. Discover now