De nacre et d'acier

Chapitre 4 : Saphora

M'a-t-il reconnue ? Cette question tournait en boucle dans l'esprit de Saphora depuis le début de la soirée.

Elle l'avait immédiatement reconnu, cet homme qui n'avait cessé d'occuper ses pensées au cours des dernières heures. Non. Le seigneur Volkov l'avait à peine regardée. A moins qu'il était un maître dans l'art de jouer la comédie ? Non plus. Ça, c'est mon domaine, se rassura tant bien que mal la vampire. Durant tout le repas, elle s'était arrangée pour se ratatiner sur son fauteuil, derrière la décoration de table afin qu'il ne puisse pas la voir, le temps pour elle d'échafauder un plan ou deux au cas où. Impera avait accepté d'échanger leur place avec joie, ravie de pouvoir admirer de près les jumeaux.

Toutes ces techniques d'évitements étaient ridicules, Saphora en avait tout à fait conscience. Elle voulait juste se laisser un peu de temps pour réfléchir et continuer d'espérer que le seigneur l'ignore le plus longtemps possible. Il n'avait pas pu voir son visage derrière son masque. En revanche... Il avait entendu sa voix. Par Phésas, quelle idiote. Elle lui avait tenu une grande conversation et il n'avait pas répondu. Cela aurait dû lui faire deviner à qui elle avait affaire. Son manque de jugeote la fit bouillir d'agacement. Comment se faisait-il qu'elle ait pourtant entendu sa voix ? Était-il un vampire télépathe ? Saphora supposa que oui. Ou elle s'imagina avoir été victime d'une hallucination auditive. Tout était possible au point où elle en était.

Le bal commença enfin. Saphora se déroba aussitôt pour danser avec les convives, soulagée de se soustraire au regard des Volkov. Elle observa de loin Maxius, situé en retrait de la foule, droit comme un piquet. Il avait l'air de s'ennuyer profondément. Il ne faisait même pas semblant de le cacher, ignorant Clematys et Impera qui discutaient avec entrain à côté de lui. Un domestique lui proposa un verre qu'il refusa poliment. Au moins, si Impera portait son choix sur lui, elle n'aurait pas affaire avec un ivrogne. Les vampires de la côte ouest avaient la réputation de boire jusqu'à l'ivresse et il en fallait beaucoup pour que cela se produise. La région de Kalagas demeurait plus modérée sur ce point, bien qu'ils aient sûrement tout autant de vices.

Dans le mouvement coordonné de la danse, Saphora se rapprocha de lui. Ainsi, elle put détailler plus précisément le mystérieux vampire. Peu importait son point de vue, il paraissait immense. Il devait frôler le mètre quatre-vingt-dix. Son allure était athlétique et élancée, pas de muscles saillants mais une belle silhouette. Sa veste lui allait parfaitement bien, taillée sur mesure. Sa longue chevelure noire descendait jusqu'au milieu du dos, aussi raide que celle d'Impera. Quant à ses traits, ils étaient anguleux, des pommettes hautes, une mâchoire taillée dans le marbre, un nez droit et volontaire, et un regard intriguant où se mêlait des couleurs chaudes et cuivrées contrastant avec la blancheur de sa peau.

Sa jumelle invita Impera à rejoindre les danseurs. Elle n'avait rien à envier à la beauté de son frère : un visage rond comme une poupée de porcelaine, des yeux un peu plus ovales de la même couleur que Maxius, c'était sa version féminine en tout point. Tous les regards convergeaient vers eux, et à raison. Saphora s'alarma lorsqu'elle se trouva de plus en plus près d'eux, il fallait qu'elle trouve une occasion pour s'éclipser. Malheureusement, Clematys la rejoignit sur un pas de danse et lui dit amicalement :

— Vous êtes très gracieuse.

— Merci, murmura Saphora.

Elle devait passer pour une ingénue. Ou pire encore, pour une imbécile. Elle devait surtout trouver une porte de sortie dans les plus brefs délais. Pourquoi avait-il fallu qu'elle vienne au secours de cet enfant et qu'elle tombe sur ce satané Volkov ?

— Oh, ne vous fiez pas à son accès soudain de timidité, gloussa Impera. Vous allez vite découvrir la personnalité exubérante de ma petite sœur. Et lorsque vous discuterez plus longuement avec elle, plus rien ne pourra l'arrêter.

— Eh bien, ce sera toujours mieux que le silence de mon frère, ricana Clematys.

Saphora coula à sa sœur aînée un regard en biais et se retint de toute ses forces de lui envoyer une pique acerbe pour éviter de se trahir. Clematys éclata de rire puis la salua à la fin de la danse. Les convives applaudirent l'orchestre. C'était le moment ou jamais de fuir. A l'instant où elle se décida à faire volte-face sans demander son reste, une main tapota délicatement son épaule. Un frisson glacé parcourut toute sa colonne vertébrale jusqu'à la pointe de ses orteils.

— Mon frère vous demande si vous accepteriez de danser avec lui, sourit Clematys.

C'est terminé, pensa-t-elle. Il va tout raconter à mon père et je serai enfermée ici jusqu'à la fin des temps. Elle pivota sur elle-même et afficha son sourire le plus hypocrite.

— J'en serai honorée, chuchota-t-elle.

— Saphora, timide, j'aurais vraiment tout vu ! Pardonnez-la, c'est la première fois qu'elle voit d'autres vampires qui ne sont pas de Kalagas.

Mortifiée, Saphora fut à deux doigts d'administrer un coup de pied magistral à sa sœur pour la faire taire. Maxius leur adressa une moue qui devait être sa façon la plus polie de sourire. Décidément, cet homme lui faisait froid dans le dos. Il lui tendit sa main, elle la saisit, non sans appréhension. Les musiciens entamèrent leur morceau et les couples se replacèrent au centre de la piste de danse. La vampire avança, main dans la main avec Maxius, une boule affreuse nichée au creux de l'estomac. Saphora se sentait prise au piège et décida de garder sa bouche scellée jusqu'à la fin de cette valse.

Ces cinq prochaines minutes allaient être les plus longues de toute sa vie d'immortelle.

Elle fit lentement face à Maxius qui la considéra avec une mine impassible. Il plaça sa main à proximité de sa taille, dans l'attente de son approbation qu'elle ne put lui refuser. Puis, au deuxième temps, ils commencèrent à se mouvoir avec grâce. Saphora fut étonnée d'avoir un partenaire aussi doué à l'exercice et s'autorisa quelques variantes dans ses mouvements pour donner plus d'ampleur à ses pas. Maxius ne bronchait pas, et la fixait comme s'il tentait de sonder son esprit. Saphora sentit son pouls s'emballer malgré elle et s'efforça de vider son esprit. Sa nature d'hybride la trahissait de temps en temps de cette façon. Les battements de cœur d'un vampire étaient très lents et pouvaient être perçus par tous, comme un métronome. Cela donnait une indication claire aux autres vampires à proximité sur les changements d'humeur, le degré de contrariété, la joie ou encore la tristesse. Celui de Saphora battait un peu plus vite que ses congénères : jusque-là, rien d'anormal. Mais lorsqu'elle était très tendue, cela pouvait se percevoir aisément.

Avec un peu de chance, Maxius penserait que cela est dû à toute cette effervescence et ce que cela impliquerait dans les jours à venir. Dans quelques jours, Impera serait fiancée à l'un des Volkov, tout allait changer. Maxius s'éclaircit la gorge pour la ramener dans la réalité.

Les deux vampires s'arrêtèrent enfin de danser. Saphora lui fit une révérence maladroite et Maxius s'inclina légèrement en avant. Chacun repartit ensuite de son côté sans se retourner. Saphora prit alors une décision : quoi qu'il se passerait dans les prochains jours de cohabitation avec les Volkov, elle feindrait de ne jamais avoir croisé Maxius de sa vie jusqu'à ce soir. Il n'y verrait que du feu. Après tout, sa voix devait ressembler à celle de milliers d'autres femmes dans la région. Et la jeune vampire avait confiance en elle, elle ne se trahirait pas car cela compromettrait tous ses projets.

Mais avant de mettre ce plan à exécution, elle devrait s'assurer que Maxius ne pouvait pas lire dans ses pensées. Les vampires les plus puissants détenaient un don caché. Certains s'en vantaient, d'autres gardait cette information cachée pour mieux l'utiliser à son avantage. Concernant les jumeaux, Saphora n'avait aucune idée de ce dont ils étaient capables.

Saphora se pensée dénuée d'un tel pouvoir. Mais pourquoi avait-elle entendu Maxius lui parler ? Mentait-il sur son handicap ou était-il un vampire psychique ?