Chapitre 1

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J'avais fini par m'habituer au spectacle. Ça en disait long sur ma santé mentale. Ils nous alignaient les uns derrière les autres, en rang et presque au garde-à-vous, pour admirer leur œuvre. J'avais compté. Presque tous les trois à quatre jours. Je fermais mon esprit, comme d'habitude. C'était le seul moyen que j'avais trouvé pour me détacher de ce qu'il se passait. Des hoquets et des pleurs silencieux parvinrent quand même à franchir le brouillard dans lequel je m'étais enfuie.

Des nouveaux.

Ils ne feraient pas long feu s'ils se montraient faibles et émotifs. Comment faisaient-ils pour remplacer leurs pertes ? Cette question m'obsédait depuis des semaines. Si j'avais ne serait-ce que le début d'une réponse, je pourrais comprendre comment je m'étais retrouvée dans cette galère.

Je reportais mon attention sur l'estrade. Les gardes masqués et armés entrèrent en traînant les malheureux derrière eux. Un seul tirait de toutes ses forces pour échapper à la sentence mais sans succès. Les autres avaient un regard vide, déjà mort. Ils les firent grimper sur l'estrade à la vue de tous et énoncèrent leurs crimes.

Numéro 047 : lâcheté.

Numéro 604 : outrage.

Le porte-parole prit une inspiration, présenta un jeune homme amaigri à la foule.

Numéro 052 : perdant au jeu du Grand Maître.

Puis il enchaîna.

Numéro 985 : perdant au jeu du Grand Maître.

Numéro 470 : perdant au jeu du Grand Maître.

Condamnés à être fusillés aujourd'hui. La sentence est irrévocable.

Le ridicule des accusations rendait le jugement encore plus insoutenable. Un frisson collectif nous parcourut. Une fusillade. C'était l'une des morts les plus douces auxquelles j'avais déjà assisté. Ces gens avaient beaucoup d'imagination quand il s'agissait de mettre à mort d'autres êtres humains.

Par pitié, faites que ma mort soit rapide si je me retrouve sur cette estrade.

Les gardes attachèrent les prisonniers aux poteaux, mains nouées dans le dos. Un autre épingla une fleur rouge au niveau du cœur. La cible. Ce cérémonial me donna des hauts-le-cœur. Comme si un rituel bien organisé pouvait réduire toute l'horreur de l'instant.

Un des hommes, un masque blanc sur le visage, observa la foule le regard sévère. Voilà ce qu'il se passait quand nous ne suivions pas les règles. Ou quand nous perdions.

Les gardes armèrent leurs fusils. Les détonations créèrent un bourdonnement dans mes oreilles. Je fermai les yeux, désabusée.

***

J'étais allongée sur mon lit de camp. Le matelas était tellement usé que je sentais les ressorts imprimer leurs empreintes dans mon dos. Les cris et les pleurs brisaient inopinément le silence pesant. Les premières nuits étaient toujours difficiles mais on finissait par s'adapter. Je n'avais pas réussi à dormir les premières fois, mais mon corps, fatigué, avait fini par cesser de lutter au bout de quelques jours. Je disais que l'on finissait par s'adapter mais en réalité, certains ne s'y faisaient jamais. Un de mes compagnons de cellule avait même perdu la tête un jour. Ne supportant plus l'enfermement, il était devenu violent, avait déchiré son drap, avait arraché le matelas et retourné son lit. Puis, il s'en était pris à l'unique être vivant qui pouvait gémir et faire du bruit. Ouais, il m'avait même mis un uppercut. Il avait une sacrée droite, au point de m'assommer. Je m'étais réveillée plusieurs heures plus tard, une poche de glace à côté de moi, et une autre personne était installée sur le lit.

Arlequin et ColombineOù les histoires vivent. Découvrez maintenant