En matière de spectacle, le Sénat pouvait frapper très fort.
Des dizaines de magiciens de l'art s'étaient alliés pour créer un amphithéâtre gigantesque, auquel on accédait par un portail scintillant. À l'intérieur de l'espace cylindrique, des modules aériens lévitaient à différents niveaux. Chacun renfermait un banc en bois et des lanternes qui parsemaient l'endroit de points brillants. Si l'ensemble restait assez sombre, comme une salle de cinéma, l'estrade centrale baignait dans la lumière. Et alors que des milliers d'Artistes prenaient place dans les gradins flottants, une femme d'âge mûr se tenait au milieu, qui arborait l'écharpe blanche et pourpre des Sénateurs ; entre ses mains reposaient une lourde étoffe écarlate et une broche d'or.
Au cœur de la foule, Manon, Anouk et Valentin peinaient à suivre Johanna et Tara des yeux ; le décor les hypnotisait. Et ils comprenaient enfin les conversations, à l'aide des oreillettes de traduction fournies par le Sénat ! Ils finirent par retrouver les adultes au pied d'une balustrade, et s'y installèrent. Aussitôt, le balcon s'éleva sans un bruit, tandis qu'ils continuaient d'admirer la salle comme des enfants dans un parc d'attractions. Grâce à la bulle grossissante qui enveloppait le module, ils purent s'attarder sur chaque détail, et ils eurent l'impression qu'ils ne s'en lasseraient jamais. Ils furent un peu secoués quand la plateforme s'arrêta, mais cela ne dépassa en rien leur ébranlement face à l'arrivée d'Inalén.
Elle sortit d'un portail d'or ciselé, au centre de la scène. Une robe de velours blanc caressait sa silhouette musclée par la danse, et éclaboussait ses chevilles avec élégance. Une rivière de diamants paraît son cou, et deux boucles d'oreilles tout autant ornementées scintillaient sous sa chevelure sombre, dont les mèches grises avaient disparu. Et surtout, plus que son habillement, c'était son expression qui éblouit les spectateurs. Maintenant que ses problèmes s'étaient envolés, elle avait quitté l'air agacé et épuisé auquel les Artistes étaient habitués. Elle resplendissait.
Elle avança de quelques pas, pour se placer en face de la Sénatrice. Toutes deux s'échangèrent un regard complice et se sourirent, comme si elles se connaissaient depuis toujours. Puis Inalén s'agenouilla, baissa la tête et ferma les yeux.
« Confrères, consœurs, bienvenue en ces lieux, déclama la maîtresse de cérémonie. Nous sommes ici pour célébrer l'adoubement d'Inalén Sepúlveda, Artiste de l'école six. »
S'en suivit un discours à propos des Capes carmin : l'histoire de l'ordre, de la République romaine au vingt-et-unième siècle, son but, ses devoirs envers le Sénat et l'Artivers tout entier... Les adolescents se demandèrent comment la Sénatrice pouvait se souvenir de tant de choses, et les déclamer avec une telle passion. Elle devait forcément avoir endossé ce rôle, avant. Était-ce en ces circonstances qu'elle avait rencontré Inalén ? Ils le sauraient bien, un jour ou l'autre. Ils laissèrent les paroles de l'oratrice s'écouler dans leurs oreilles, et tentèrent d'en retenir autant d'informations que possible.
Ses derniers mots restèrent suspendus dans l'air. D'une main, elle lâcha son tissu pour essuyer sa joue.
« Tu ne m'avais rien dit... », murmura-t-elle, sans réaliser que l'assemblée tout entière l'entendait.
Puis elle releva la tête, et reprit à voix haute :
« Pourquoi souhaites-tu rentrer dans l'ordre des Capes carmin ? Est-ce par cupidité, par volonté de briller ?
— Ma seule volonté est de servir le Sénat et l'Artivers. De mener la Terre et l'Artivers vers le progrès, le bonheur et la beauté. Pour cela, je m'engage à assurer l'accueil des nouveaux Artistes, à les former, et à les mener vers un destin illustre.
— Jures-tu de ne jamais renier le Sénat, de respecter ses valeurs, de poursuivre ta tâche en toutes circonstances ? De ne jamais souiller l'ordre ?
— Oui, je le jure.
— Jures-tu d'œuvrer pour la paix, de garder tes protégés et quiconque aurait besoin de toi à l'abri du danger ?
— Je le jure.
— Jures-tu d'épargner la folie à la Terre, et le chaos à l'Artivers, en accordant une attention plus importante encore que les autres Artistes à garder ces deux mondes séparés ? À ne jamais montrer à quiconque serait insensible à l'art à toute forme de magie ?
— Je... je le jure. »
L'oratrice offrit la broche à Inalén. Tandis qu'un orchestre invisible entonnait une musique solennelle, elle déplia la lourde étoffe et la drapa autour du cou de la jeune femme. Enfin, celle-ci agrafa le bijou pour retenir la cape, et se redressa. La Sénatrice invoqua dans sa main droite une épée blanche, aux ornements dorés, et l'apposa sur ses épaules, puis sa tête.
« Par les pouvoirs qui me sont conférés par le Sénat, élu par l'ensemble des Artistes, je fais de toi, Inalén Sepúlveda, une Cape carmin ! »
Pendant de longues minutes, la liesse de l'assemblée ne faiblit pas. Les instruments, les chants, les applaudissements et les hourras s'entremêlaient dans une harmonie surnaturelle. Un parfum de fleurs et de fruits flottait dans l'air. Des nuées d'étincelles bariolées tourbillonnaient autour de la scène, tandis que des sorts de fusées, d'aurores boréales et d'explosions de poudre colorée fusaient de tous côtés. Au centre, le sourire d'Inalén les surpassait en gloire et en éclat. Ce fut le plus grand des spectacles.
Puis l'estrade et les balcons redescendirent. Les lumières s'éteignirent. La clameur s'étouffa. Mais les adolescents et leurs guides conservaient tout de même un sentiment de fierté dans leurs cœurs. Ils se sentaient en communion avec les autres Artistes, et avec l'Artivers lui-même.
Après un rapide appel téléphonique, le groupe rejoignit Inalén devant un des portails vers l'avenue principale. Bien qu'elle ne baigne plus sous la lumière des projecteurs, la Cape carmin gardait la majesté d'une déesse grecque, si bien qu'aucune de ses amies n'osa trop l'approcher.
« On peut se contenter de te dire bonjour ? commença Johanna. Les révérences, c'est pas trop mon truc.
— Ça me suffira, sourit Inalén, qui avançait vers eux.
— Te voir ainsi me réchauffe le cœur, intervint Tara.
— Cela faisait longtemps que je ne me suis pas sentie aussi bien, en effet. J'ai l'impression de... renaître. De commencer une nouvelle vie. Mais évidemment, elle ne sera pas parfaite tant que Jaska ne nous aura pas rejoints.
— On te soutiendra. Quand Jaska sera de retour, tout sera encore mieux qu'avant.
— Et bientôt, ta copine sera là, elle aussi.
— J'y compte bien ! »
Le rire agréable de la cuisinière résonna dans la salle.
« Fais attention à ne pas la surmener, non plus... intervint Johanna d'un ton quelque peu soucieux.
— Et toi, fais attention à ne pas te faire arrêter par la Garde indigo. Pas encore, ce serait dommage ! »
Les trois femmes s'esclaffèrent, et passèrent le portail. Les adolescents s'empressèrent de les suivre, à la fois heureux pour elles et, ils devaient l'avouer, assez gênés. L'élégance de la cérémonie les avait quittés : ils transpiraient dans leurs vêtements de créateur, et leurs oreillettes de traduction perdaient leur effet, ce qui rendait les conversations plus difficiles à comprendre. Et surtout, ils se demandaient quand les tutrices les congédieraient. Peut-être devaient-ils s'éclipser d'eux-mêmes ?
Ils amorcèrent quelques pas dans une autre direction, aussi discrets que possible, mais les adultes remarquèrent bien vite leur fuite.
« Vous comptez aller où, comme ça ? les interpela Johanna.
— On vous... laisse tranquilles ? tenta Valentin, faute de meilleure réponse du trio.
— Pas la peine. Vous n'avez nulle part où aller, de toute façon.
— Ça se tient.
— Et puis, je vous dois bien quelque chose, renchérit Inalén.
— Quoi donc ? » demanda Manon, d'une voix qu'elle ne pouvait s'empêcher de rendre froide.
La Cape carmin se retourna vers eux, et leur offrit un sourire doux, qui ne manqua pas de les surprendre.
« Une formation. Écoutez, je comprendrais que vous m'en vouliez pour ce dans quoi je vous ai entraînés. Je vous ai fait subir tant de dangers... obsédée par ma volonté de retrouver mon titre, j'avoue avoir oublié les valeurs qu'il requiert. Je m'en excuse. »
Pendant quelques instants, le silence s'installa. Pensifs, les Artistes se demandèrent sincèrement s'ils devaient lui reprocher la quête du masque mimétique. Anouk ne fut pas longue à décider qu'on ne lui avait pas laissé plus le choix qu'à eux, et qu'elle méritait qu'on la comprenne. Valentin hésita à peine plus qu'elle, puis il se dit que de toute façon, le passé ne changerait pas. Tant qu'elle réparait ses torts, il n'avait pas d'intérêt à lui tenir rancune. Quant à Manon... elle peina à les rejoindre. Contrairement à eux, elle était incapable de plonger dans les bras d'Inalén, de lui pardonner toutes les expériences périlleuses et de recommencer du néant. Mais d'un autre côté, ses amis ne comprenaient peut-être pas son ressentiment, et ne la soutiendraient que dans une moindre mesure. De plus, elle se sentait redevable : sans la Cape carmin, elle n'aurait jamais survécu à la bataille de Florence. Alors elle se laissa le temps de réfléchir. Elle sourit, et enjoignit la jeune femme à continuer.
« Que nous proposez-vous ?
— Je voudrais rattraper ce que je n'ai pas pu faire plus tôt. Assurer votre formation, et votre maîtrise de la magie de l'art. Vous faire découvrir l'Artivers : il y a bien des choses que vous ignorez à son sujet. Je ne pourrai peut-être pas tout faire toute seule, mais... j'ai des contacts. Croyez-moi, je peux faire de vous des Virtuoses.
— Et vu tout ce que vous savez, intervint Johanna, pour peu que vous vous taisiez, le Sénat ne vous en empêchera plus.
— On sait quelque chose de mal ? demanda Anouk, soucieuse.
— C'est à propos de la Nouvelle Génération, devina Manon. Qui étaient ces gens qu'on a affrontés ? Pourquoi voulaient-ils le masque ?
— Ça, on n'en sait rien. Avant de les voir à Florence, je ne connaissais pas ce... mouvement. Je ne sais pas si le Sénat ignorait son existence, mais... quand je leur ai rendu le masque, les Sénateurs avaient l'air bien embarrassés.
— Ils veulent qu'on leur dise tout ce qu'on sait d'eux, annonça Inalén. Et qu'on garde le silence à ce sujet.
— Pas grand-chose, au final, rétorqua Valentin. Ils vont nous emmerder encore longtemps ?
— Ils nous demandent juste un rendez-vous. On s'arrangera pour que ce soit pendant vos vacances, ne vous inquiétez pas. On va à ce rendez-vous, on leur promet de se taire, et ils nous laissent tranquilles. On pourra commencer l'entraînement, si vous le voulez. »
Les Artistes se regardèrent d'un air soulagé. Ils seraient tranquilles. Ils n'osaient pas penser à ce mot depuis longtemps. Un rendez-vous, et on ne leur demanderait plus rien. Ils ne se poseraient pas plus de questions quant à cette Nouvelle Génération, oublieraient les échanges avec le créateur, et reprendraient une vie normale. Sur le moment, une seule interrogation leur vint en tête. Comment la situation pouvait-elle s'améliorer ?
Quand il remarqua que la Cape carmin commençait à s'impatienter, comme lors de leur rencontre, Valentin quitta ses rêves de retrouvailles familiales, et répondit :
« On va prendre ta proposition en considération. »