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Éclair et Krokmou volèrent pendant un long moment, à travers les nuages. Le dragon noir semblait se rappeler de la route comme s'il l'empruntait tous les jours, bien qu'il ne se soit pas rendu sur Beurk depuis longtemps, très longtemps.
Leurs œufs étaient lourds entre leurs pattes et Krokmou avait hâte d'arriver. Il espérait également qu'un orage se présenterait vite. Il voulait faire la connaissance des petites créatures qui dormaient pour l'instant dans les coquilles.
Les deux dragons volaient dans un silence confortable et tranchaient les cieux grâce à leur vitesse élevée. Le trajet fut moins long que ce dont se rappelait Krokmou. A vrai dire, la dernière fois, il avait dû voler à l'allure des autres dragons de l'île, ce n'était donc pas étonnant. Il ralentit quand les alentours lui furent de plus en plus familiers. Il reconnut Dessous-De-Bras-Qui-Démange et eut une envie irrésistible de s'y arrêter, qu'il dût cependant retenir. Peut-être au retour ?
Encore quelques heures de vol et la silhouette familière de l'île de Beurk apparut. Éclair la reconnut également et vint faire du surplace près de Krokmou.
-Tu es sûr ? interrogea-t-elle.
Krokmou hocha la tête. Il avait rêvé de revenir ici pendant longtemps et aujourd'hui était l'occasion parfaite. Il guida Éclair jusqu'à sommet du pic rocheux. La hutte de Gothi n'avait pas bougé. Les deux dragons se posèrent sur la plateforme, déposant auparavant leurs œufs sur le bois. Krokmou savoura la sensation des planches sous ses pattes et n'hésita pas à entrer dans la hutte, poussant la porte de la tête. Tout était comme si il s'en rappelait, à l'exception des étagères vides. Sûrement le peuple de Beurk était-il revenu ici pour récupérer plus de leurs affaires. Krokmou se demanda s'ils avaient envisagé de déménager de nouveau, pour revenir sur leur île originelle. Mais la nouvelle était plus grande et mieux défendable et il avait cru comprendre que les Beurkiens étaient finalement gagnants au change. Sûrement avaient-ils regretté leur ancienne île, l'endroit où ils avaient grandi, mais étaient bien décidés à ne plus bouger. Krokmou ressentait plus ou moins la même chose. Il n'avait pas grandi sur cette île mais elle représentait beaucoup pour lui. Il avait déménagé également, tout aussi définitivement et même s'il ne penserait pas à changer cela, l'île lui manquait. C'était bon d'être de nouveau sur ces terres. L'odeur de la hutte de Gothi était la même qu'auparavant, bien que cela sente également le moisi. Des toiles d'araignées pendaient du plafond et beaucoup de poussière s'était accumulée de partout. Krokmou n'était pas vraiment relié à cette hutte mais c'était tout de même bon de la revoir. Il avait envie de faire un tour dans le village également, dans la forêt, cependant, il voulait aussi montrer tout cela à Éclair, lui raconter comment il avait vécu durant les six années qu'il avait passé ici, mais les deux dragons ne pouvaient pas quitter les œufs. Il décida de lui faire visiter l'île après la naissance de ses petits.
Éclair entra après lui dans la hutte, la petite maison ayant du mal à accommoder deux si gros dragons.
-Je me doutais que tu allais venir ici, avoua-t-elle. Un jour ou l'autre, tu serais revenu.
-Et c'est mal ? s'inquiéta-t-il.
-Non, assura-t-elle. C'est parfait. Cet endroit est parfait pour les petits. Il y a de la place dehors pour les mettre dans l'orage et l'intérieur est petit, ça les rassurera.
Les deux dragons se turent, échangeant un regard plein de promesses et finalement Krokmou serra les paupières, laissant la tristesse et le manque qui attendaient patiemment leur tout, prendre le dessus.
-Oh, Krokmou, fit Éclair alors qu'il baissait la tête, s'allongeant sur le sol.
Elle s'approcha de lui et s'allongea près de lui, contre son flanc, et frotta sa tête contre la sienne.
-Il me manque Éclair, gémit Krokmou en collant son front sous la gorge de son compagne, frottant ses écailles contre les siennes.
-Je sais, assura-t-elle. Je commençais à bien l'aimer aussi. Mais vous vous reverrez.
-Quand ? Au Valhalla ?
Krokmou lui avait parlé de ce Valhalla, où allaient les guerriers Vikings. Harold irait sûrement là-bas, ainsi que tous les amis que Krokmou avait pu connaître durant ces six années. Le dragon noir ne savait pas où allaient les dragons une fois morts, s'ils avaient seulement un équivalent du Valhalla. Mais il espérait que non, que dragons et Vikings allaient au même endroit, que les dieux seraient suffisamment cléments pour les réunir finalement.
-Peut-être, répondit Éclair. Peut-être avant. Tu ne sais pas ce que réserve l'avenir. Mais pour l'instant, nos œufs ont besoin de nous.
Krokmou hocha la tête et prit quelques secondes pour reprendre le contrôle de son respiration et de ses pensées, se levant finalement.
-Est-ce que..., commença-t-il, la voix encore vacillante. Est-ce que tu sais comment on doit faire ? Les Furies Éclairs attendent les orages mais je ne sais pas si les Furies Nocturnes aussi. Je ne sais pas si nous entrons en hibernation si aucun orage n'arrive. Peut-être que les Furies Nocturnes créent eux-mêmes la foudre. Et si c'est le cas et que nos œufs n'entrent pas en hibernation s'il n'y a pas d'orage, et qu'ils meurent ?
-Je ne sais pas trop, avoua Éclair en sortant de la hutte, rejointe par Krokmou sur la plateforme. Je pense que c'est mieux d'attendre un orage. Au moins quelques jours. S'il n'arrive pas, tu appelleras la foudre.
Krokmou accepta d'un hochement de tête et s'assit près d'elle. La dragonne s'appuya contre son flanc, se faufilant sous son menton, et enroula leurs queues l'une avec l'autre.
-J'aurais tellement de choses à leur montrer quand ils naîtront. A vous montrer. Beurk, la Rive, le Nid de Glace, l'Île des Dragons. J'ai envie de vous montrer tout l'Archipel et plus encore.
Il avait tellement voyagé... Il avait parcouru le monde entier, repoussé les frontières de l'inconnu, exploré tant de contrées lointaines, avec son Viking sur le dos et ses amis à ses côtés. L'exploration lui manquait. Et même si le Monde Caché recelait encore de nombreux endroits qu'il ne connaissait pas, ce n'était pas la même chose. L'exploration avec son Viking lui manquait. Découvrir de nouvelles îles, de nouveaux dragons, partager la joie et le bonheur de son Viking, c'était ça qui lui manquait. Voler jusqu'à ne plus en pouvoir, s'effondrer de fatigue et s'endormir près d'un feu de camp, son aile drapée au-dessus de son Viking, qui se blottissait contre lui pour sa chaleur corporelle. Défier la gravité, déranger les nuages, grimper jusqu'aux étoiles et se laisser retomber, fendre les cieux, le son, la réalité. Voilà ce qui lui manquait.
Mais les dragons devaient vivre cachés à présent. Ou plutôt, ils devaient retourner de là où ils venaient. Le monde extérieur était trop dangereux pour eux. Krokmou avait failli le payer de sa vie de nombreuses fois. Sortir du Monde Caché n'était pas autorisé, à l'exception d'occasion comme celle-ci, où les Furies avaient besoin d'un orage. Mais là encore, les Furies Éclairs étaient des caméléons, elles se camouflaient facilement. Krokmou savait qu'il ne pourrait pas montrer à sa famille tout ce que lui avait vu, avait vécu et découvert. Il pourrait seulement leur raconter. Transmettre son savoir, ses aventures.
Ses œufs naîtraient sur Beurk. Il aurait aimé pouvoir avoir son Viking près de lui, pour lui montrer à lui-aussi ce qu'il avait accompli. Ses œufs, ses petits ! Les descendants des Furies Nocturnes. Il ne pouvait pas leur montrer grand-chose du monde extérieur. Mais de toutes les îles sur Midgard, il leur montrerait celle-là. La plus importante.
•••
Éclair et Krokmou attendirent pendant plusieurs jours qu'un orage se déclare, mais à part une petite tempête de neige durant laquelle ils durent rentrer les œufs pour éviter qu'ils aient trop froid, rien ne vint. Ils étaient plutôt réticent à les laisser dehors, dans le froid, mais c'était ainsi que cela était censé se passer. Ordinairement, les Furies trouvaient une caverne en haut d'une montagne et laissaient les œufs au bord de la saillie, attendant la foudre.
Ils les réchauffaient donc en s'allongeant autour d'eux, leurs ailes drapées en-dessous et au-dessus des coquilles, formant un nid chaud et confortable pour les œufs.
Au bout de quatre jours, Krokmou s'impatienta, inquiet.
-Je ne pense pas qu'on puisse attendre plus longtemps, dit-il, trépignant d'appréhension. Ils sont clairement à terme et pas un orage en vue. Je n'ai pas envie de prendre de risque. Il y a des nuages, je pourrais attirer la foudre facilement.
Éclair hésita, mais accepta finalement. Elle partageait les inquiétudes de Krokmou. Ils dégagèrent leurs ailes et la dragonne blanche s'écarta, voletant jusqu'au toit de la hutte. Krokmou, lui, alla se poster à quelques mètres au-dessus des œufs.
Il avait appris à contrôler sa puissance au fur et à mesure, s'entraînant avec Éclair au cœur des orages, comme la première fois. C'étaient les seuls moments où ils sortaient vraiment, dépassant la frontière des rochers bordant l'entrée du Monde Caché. Ils n'allaient jamais très loin et de toute manière, personne ne pouvait les voir à l'intérieur d'un orage.
Krokmou rassembla donc son plasma, carburant à sa puissance. Ses doubles épines dorsales se déployèrent, ses écailles s'illuminèrent d'un bleu vif et très rapidement, de l'électricité parcourut son corps sous forme de petits éclairs. Le tonnerre gronda dans le ciel, les nuages blancs noircissant très vite. Un éclair, deux éclairs, trois éclairs, beaucoup d'éclairs furent attirés par Krokmou, le dragon rayonnait.
Il dirigea sa puissance à son paroxysme sur les œufs, transmettant l'énergie accumulée en touchant simplement les coquilles du bout de la queue. Un éclair s'abattit presque immédiatement sur les œufs avec un fracas assourdissant. Au même moment, la puissance de Krokmou se déchainait et il disparut dans une explosion.
Éclair, qui s'était protégée de son aile, sauta souplement sur la plateforme, son regard fixé sur les œufs. Krokmou réapparut quelques secondes plus tard près d'elle, plein d'espoir. Les œufs ne bougeaient pas. Les deux parents s'inquiétèrent. Ils s'approchèrent. Le bois autour des œufs fumait mais n'avait pas pris feu, l'énergie dirigée uniquement sur les coquilles.
-Pourquoi ils ne bougent pas ? interrogea Krokmou. Est-ce qu'ils ne devraient pas être en train d'éclore ?
-Je ne sais pas, répondit Éclair d'une voix angoissée.
Elle poussa du bout du museau un des œufs. La coquille était très chaude et activa même quelques-unes de ses écailles miroirs, faisant disparaître son nez pendant quelques courts instants.
Mais à part cela, rien ne se passa.
-Tu crois... Tu crois que c'était trop tard ? s'inquiéta Krokmou.
Éclair haussa les épaules. Elle était perdue. Les femelles qui avaient déjà eu des portées avaient assuré que les œufs ne mettaient pas longtemps à s'agiter et les coquilles à se fendre, après avoir été frappé par la foudre. Est-ce qu'il aurait fallu attendre un véritable orage ? Est-ce que l'éclair avait été trop puissant ? Krokmou sentit son estomac se tordre et son cœur s'affoler à la pensée que c'était sa faute si les œufs ne bougeaient pas. Est-ce qu'il... Est-ce qu'il avait chargé trop de puissance ? Est-ce qu'il avait tué ses propres petits en essayant de les sortir de leurs coquilles ?
Finalement, après une longue minute d'attente, les ailes d'Éclair s'affaissèrent. Elle se coucha sur le sol, fixant tristement les œufs bicolores. Krokmou, lui, refusa d'abandonner.
-Non, non, non, répétait-il en poussant les œufs du museau. On a fait tout comme il fallait, pourquoi ?
-Il arrive que les œufs n'éclosent pas Krokmou, dit Éclair. J'avais... J'avais juste espéré que ce ne soit pas le cas pour ma première portée.
Krokmou la fixa pendant quelques secondes avec un regard impuissant et déchiré. Puis, il reposa ses yeux sur les œufs immobiles et serra finalement les paupières. Les œufs ne bougeraient pas.
Il alla s'allonger près d'Éclair et les deux dragons collèrent leur front, les yeux fermés, pleurant en silence la mort de leurs petits.
Un craquement infime attira cependant leur attention. Ils rouvrirent les yeux et tournèrent le regard vers les œufs. Un nouvel espoir naquit. Un des œufs avaient bougé. D'un demi-millimètre mais il avait bougé. Une minuscule fissure apparaissait lentement sur la coquille. Ils bondirent sur leurs pattes et Éclair poussa l'œuf du museau pour encourager le dragonneau à redoubler d'efforts pour sortir. Krokmou sentit son cœur rater un battement quand un deuxième craquement se fit entendre. Un deuxième œuf bougeait ! Et le troisième... Le troisième aussi ! Des craquelures et des fissures se répandaient sur les trois coquilles, lentement mais sûrement. Leurs petits étaient en vie, tous leurs petits !
Quelques secondes passèrent, durant lesquelles les fissures s'agrandirent encore. Puis, elles se mirent à briller d'une forte lueur violette et Éclair eut tout juste le réflexe d'étendre une aile devant elle et Krokmou pour protéger leurs yeux définitivement pas ignifugés, de l'explosion. Quand elle retira son aile, les coquilles étaient toutes brisées et éparses. Et aucun signe des trois dragonneaux.
Si Krokmou sentit l'inquiétude lui serrer l'estomac, cherchant frénétiquement ses petits des yeux, Éclair, elle, ne s'affola pas et alla se poster face à Krokmou, déployant ses grandes ailes blanches devant elle comme deux murs réconfortants autour des coquilles brisées. Krokmou l'imita, refermant le cercle, sans pour autant comprendre. Ne devraient-ils pas être en train de chercher leurs petits ?!
Mais un petit toussotement attira son attention et il baissa le regard vers le sol. Ses pupilles s'arrondirent considérablement quand, peu à peu, trois petits dragonneaux apparurent, titubant sur leurs quatre pattes et trébuchant sur leurs ailes encore molles. Leurs écailles miroirs se refroidissaient lentement après l'explosion de leur éclosion et ils redevenaient visibles.
Éclair baissa la tête, reniflant les petits, avant de les lécher affectueusement. Krokmou comprit que les frontières de leurs ailes servaient surtout à rassurer les petits et à les empêcher d'aller trop loin tout de suite. Il aurait dû deviner qu'ils étaient simplement invisibles. Éclair semblait s'y être attendu, mais il avait eu vraiment peur. Il avait encore un peu de mal à s'habituer au fait que dès que les Furies Éclairs étaient exposés à une forte source de chaleur, elles disparaissaient automatiquement. L'explosion avait dû générer beaucoup de ladite chaleur. Pas étonnant que les petits aient été invisibles durant leurs premiers moments de leur vie.
Il baissa lui-aussi la tête et imita Éclair, s'activant pour nettoyer les trois petits du liquide contenu dans lequel ils baignaient quand ils étaient encore à l'intérieur des coquilles. Leurs écailles étaient à l'image des œufs, bicolores et sans motif précis. Deux avaient les yeux verts et la dernière, des yeux bleus. A l'inverse, seule une des trois dragons était principalement blanche, alors que son frère et sa sœur étaient noirs. Leurs ailes étaient encore trop faibles et collées à leur dos pour qu'il distingue leur forme.
Finalement, lorsque les trois petits furent propres et séchés grâce à la douce chaleur que leurs parents produisirent en ouvrant la gueule, chargeant un peu de plasma, ils s'endormirent rapidement, les uns sur les autres. Krokmou releva la tête vers Éclair et ils se rapprochèrent, sans briser le cercle de leurs ailes, pour frotter leurs écailles les unes contre les autres.
Leurs petits vivaient. Ils allaient bien. Ils les saisirent délicatement entre leurs dents, sans les réveiller, pour les porter jusqu'à l'intérieur de la hutte. Là, ils s'installèrent l'un à côté de l'autre et déposèrent leurs petits devant eux, entre leurs pattes.
Krokmou se mit à ronronner, imité par Éclair, et frotta sa tête contre celle de sa compagne.
-La première chose que je vous montre, c'est le Gouffre des Corbeaux, décréta-t-il.
Éclair le fixa un instant, avant de rire et de lécher son front avec affection.
-Reposons-nous avant, dit-elle en se blottissant contre lui. Je crois qu'on est tous épuisés.
Elle posa sa tête sur le sol, prêt des petits et Krokmou déposa la sienne au-dessus. Il ferma les yeux. Beaucoup de choses de son ancienne vie lui manquaient cruellement mais il était heureux. Éclair était avec lui et leurs œufs avaient enfin éclos. Et il savait que, quoi qu'il arrive, son petit Viking serait toujours avec lui, où qu'il aille.