Les jours qui suivirent la rupture furent flous pour Lukas. Hayden avait fini par le ramener dans sa chambre, où il s'était endormi d'épuisement. Le lendemain, il n'était pas allé à l'université, incapable de sortir de cette torpeur, dans laquelle il s'enfonçait. Encore une fois, il ne ressentait plus rien, excepté un vide immense. Il y veillait. Dès qu'il commençait à éprouver cette sensation douloureuse à la poitrine, il avalait un cachet. Il ne savait pas quoi faire d'autre. Alors, il s'asseyait sur le balcon, insensible au froid, et fixait l'océan sans vraiment le voir. Ash avait failli mourir. Cette phrase tournait en boucle dans sa tête. Son esprit ne pouvait s'empêcher d'imaginer la scène. Et lui riait en compagnie d'Alexeï, pendant que Edward Hastings avait ses mains autour de la gorge de son fils. Le brun se laissait ronger par les remords et la culpabilité, et personne ne faisait rien. Sa famille avait trop peur de déclencher quelque chose en appuyant sur le mauvais bouton.
Lukas marchait droit devant lui. Il ne savait pas ce qu'il faisait là, mais il avançait dans ce champ ravagé. Les bombes avaient formé des cratères terreux, qui ouvraient le sol telles des gueules béantes. L'herbe était encore en train de brûler à certains endroits sous des braises ardentes. De la cendre tombait du ciel, comme des flocons tièdes, d'un gris foncé. Dans l'air flottait une odeur de sang, de poussière, et de poudre. Le brun regardait autour de lui, aux aguets, mais il n'y avait personne, l'endroit était désert.
— Jake ! appela-t-il. Peter !
Seul l'écho de sa voix lui répondit. Un corbeau s'envola dans un battement d'ailes furieux, en croassant. Par réflexe, Lukas se retourna un pointant son arme sur lui, mais l'abaissa aussitôt. Le sentiment de solitude était de plus en plus pesant. Une part de lui s'accrochait à la confiance aveugle qu'il avait en ses camarades. Jamais ils ne partiraient en l'abandonnant. Pourtant, la panique montait peu à peu. Le champ n'en finissait plus, semblait infini. Il tournait en rond depuis des heures.
Soudain, une détonation déchira le silence, et Lukas se tourna dans sa direction, tendu. Mais il était seul à des kilomètres à la ronde. Un bruit lourd se fit entendre derrière lui. Une masse était étendue sur le sol à quelques mètres. Il s'en approcha, le cœur battant. Deux yeux gris le regardaient, suppliants.
— Ash ! s'écria le soldat en se précipitant vers lui.
Une tache rouge s'épanouissait sur sa poitrine, imprégnait le tissu kaki. Le blond voulut parler, mais un filet de sang s'écoula du coin de ses lèvres. Sa poitrine se soulevait bien trop rapidement, à la recherche d'air. Ses yeux d'acier étaient terrorisés.
— Ça va aller, mentit le brun en posant ses mains sur la blessure, comme s'il pouvait empêcher le sang de couler.
Son regard argenté se voila lentement, avant de fixer le vide. Lukas le secoua pour le réveiller, en criant son nom, mais Ash ne réagit pas. Son torse était immobile, sa peau froide.
Lukas se réveilla en sursaut, et plaqua une main sur sa bouche pour retenir un hurlement. Son cœur cognait douloureusement dans sa poitrine, sa respiration était irrégulière. Ce n'était qu'un cauchemar. Et pourtant, l'image était si nette. Le brun se recroquevilla dans l'espoir de calmer la douleur qui irradiait. Ash était en sécurité chez les Phi. Mais c'était aussi ce qu'il croyait samedi dernier. Ses ongles s'enfoncèrent dans la peau de son bras, comme pour s'accrocher à la réalité. La vie était trop fragile. Un rien pouvait l'arracher.
Le besoin de savoir Ash en vie devint incontrôlable. Le brun prit son téléphone et l'appela. Une fois. Deux fois. Trois fois. Il tomba directement sur la messagerie. Incapable de raisonner de façon logique et cohérente, il se mit à paniquer. Le manque s'abattit sur lui, impitoyable. Il avait dit adieu à ses amis, mais aujourd'hui leur absence lui était insupportable. Perdre Ash venait d'apporter le coup de grâce.
Il n'en pouvait plus. Lukas ferma étroitement les paupières. Il n'avait même plus la force de se jeter sur ses médicaments, pour vivre encore quelques heures en paix. Il ne supportait plus la douleur, ni la violence avec laquelle son bonheur lui avait été arraché. Il était épuisé de tout ça. De ce monde qu'il ne comprenait pas. Son esprit malade lui insuffla alors une idée. Une façon toute simple de faire cesser tout ça. Ses pas le guidèrent jusqu'à la salle de bain, où il fouilla dans un tiroir. Il saisit une lame de rasoir qu'il fixa, le cœur battant. C'était si simple. Ce serait sa façon à lui de protester contre ce destin, qui lui avait arraché ceux qu'il aimait.
Le brun approcha la lame de son poignet, et se figea, hésitant. Ce geste allait causer du tort à son entourage. Mais savoir qu'il rejoindrait Jake lui procurait un profond sentiment de soulagement. Il voulait que tout s'arrête. Ne plus prendre de décisions. Ne plus culpabiliser. Il voulait juste la paix. Lukas serra les dents. Il y avait un problème de taille : sa famille et ses amis seraient toujours ici. Ash aussi. Son cœur était tiraillé entre son amour et la noirceur qui le rongeait. La tentation était trop grande. La paix l'appelait, lui tendait les bras.
Comme s'il s'éveillait d'un mauvais rêve, le brun prit conscience de ce qu'il s'apprêtait à faire. Ce n'était pas la solution, il s'était toujours interdit de l'envisager. Effrayé, il laissa tomber la lame de rasoir dans le lavabo, et sortit de sa chambre, les jambes tremblantes. Il capitulait. Il avait besoin d'aide. Le brun ouvrit la porte de son frère, et vint le secouer pour le tirer de son sommeil.
— Aksel, appela-t-il.
— Lukas ? Tout va bien ? demanda le châtain d'une voix endormie.
— Aksel, répéta le brun dans un sanglot. Emmène-moi à l'hôpital. Je t'en prie. J'en peux plus, je ne sais pas quoi faire.
Le nageur se redressa vivement devant l'état de détresse de son frère, et lui fit signe d'approcher pour le prendre dans ses bras.
— Calme-toi. Ça va aller Lukas.
Le brun secoua la tête. Aksel ne comprenait pas. Non, ça n'irait pas. Il n'avait plus la force de se battre contre ses pensées négatives. Il avait l'impression que le mur qu'il avait érigé venait de céder. Une vague était en train de le submerger, et sa bouée de sauvetage n'était pas là. Il l'avait lui-même enlevée pour sauter à pieds joints dans un océan houleux. Tout ça devait s'arrêter, et il ne pouvait pas le faire tout seul. Aksel devait le comprendre, même si la vérité était brutale.
— Emmène-moi à l'hôpital, répéta Lukas. J'ai... j'ai failli faire une énorme bêtise.
L'avouer à voix haute lui faisait prendre conscience du geste fatal qu'il avait failli s'infliger. Il se trouva affreusement égoïste, en se demandant qui l'aurait retrouvé dans sa salle de bain, baignant dans son propre sang. Aksel sentit son cœur se serrer. Il refusait cet aveu. Il ne pouvait pas le gérer.
— D'accord, on y va. Va t'habiller.
Lukas regagna sa chambre et s'habilla avec des gestes lents, las. Son esprit activait lentement son mécanisme de défense. Il se recentra sur la douleur pour l'enfermer dans son cœur. Il n'avait plus que ça en tête : la contenir de toutes ses forces. Il ne réagit pas lorsque sa mère pénétra sa chambre, inquiète. Il avait vaguement l'impression qu'elle lui parlait, mais ses mots n'avaient pas de sens, ils étaient relégués au rang de simples bourdonnements.
Lukas n'eut aucun souvenir du trajet, ni de son arrivée à l'hôpital. Les images passaient devant ses yeux, mais son cerveau s'était mis en stand-by. Enfermé dans un mutisme, il sentit seulement ses paupières s'alourdir peu à peu, jusqu'au noir total.
***
Assis sur son lit, Lukas fixait un point par la fenêtre. Le réveil avait été difficile, et seules des bribes de souvenirs lui revenaient sur ce qui s'était passé deux jours plus tôt. Il était beaucoup plus calme, mais la douleur était toujours là. Il avait l'impression d'avoir fait un bon de trois ans en arrière, lorsqu'il était sorti du coma. Il n'avait pas ouvert la bouche, sa seule volonté était qu'on le laisse tranquille. Du coin de l'œil, il voyait Hayden et Aksel, qui n'osaient rien dire. La demoiselle était anéantie. Ses yeux étaient rouges, et encore à ce moment elle retenait ses larmes. Elle n'arrivait pas à croire que son frère ait songé à se suicider. Le châtain, quant à lui, était en colère. Il ne pouvait s'empêcher d'en vouloir à Lukas pour avoir ne serait-ce que pensé à le laisser. Il était confronté à sa propre impuissance, et ça le mettait hors de lui.
— Lukas, tenta une nouvelle fois Hayden. Je suis passée voir Ash aujourd'hui. Il... il commence à retrouver sa voix.
Le brun tendit l'oreille lorsque son esprit saisit le prénom de son petit-ami. De son ex. Pourtant, il ne réagit pas. Le soulagement qu'il ressentait face à cette nouvelle était minime par rapport à la douleur. Il essaya de se consoler en se disant que Ash guérissait, mais une petite voix lui soufflait que le blond n'aurait jamais dû se trouver dans cet état.
— Lukas, appela Hayden, désespérée. Tu dois nous parler ! Sinon, comment veux-tu qu'on t'aide ?
Le ton commençait à monter. La rouquine perdait son sang-froid. Et ses mots se heurtaient à la carapace de son frère. Il ne l'entendait pas vraiment, trop recentré sur lui-même et ses pensées obscures.
— Je... commença la demoiselle, le menton tremblant. Je ne peux pas...
Hayden se leva brusquement, et sortit de la chambre. Aksel la suivit après un dernier regard pour le brun, et la rattrapa dans le couloir. La jeune femme se retourna aussitôt et se jeta à son cou en fondant en larmes.
— Il ne sera plus jamais heureux, sanglota-t-elle.
Aksel se mordit la lèvre pour ne pas craquer, et la serra contre lui. Il ne savait pas quoi répondre à ça. Un coup Lukas allait mieux, un coup il s'effondrait. Il en venait même à se demander s'il avait vraiment guéri un jour. Il ferma les yeux et pria pour que son petit frère ait été réellement heureux ces derniers mois, sans masque. Il pria pour qu'il le soit à nouveau.
À quelques mètres de là, Éléonore pénétrait dans la chambre de son fils. Son cœur de mère saignait de ne pas pouvoir l'aider. Il avait pourtant l'air d'aller si bien, ces derniers temps. Elle s'approcha du lit et passa une main tendre dans ses cheveux.
— Dis-moi s'il y a une seule que je puisse faire mon chéri. Tu peux me demander n'importe quoi.
Lukas tourna finalement la tête, pour poser un regard vide sur sa mère.
— Je veux partir, annonça-t-il tout bas. Laisse-moi retourner vivre en Angleterre.
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Bonjour à tous! Voici le chapitre 56 de Toucher le Ciel. Il est beaucoup plus court que les autres, mais j'ai eu beau réfléchir, je ne voyais pas quoi ajouter de plus. Tout est dit. Lukas est au plus mal, pourtant il montre une certaine force en refusant de céder à la facilité.
Les prochains chapitres ne seront pas les plus joyeux, mais nos deux chouchous vont avancer doucement, pour mieux se retrouver. ❤
Bonne fin de weekend à vous, et bon courage pour cette nouvelle semaine !
⭐️SAOT.