Kim Taehyung
Yoongi sort de la chambre. Une délicieuse odeur de nourriture enrobe la demeure. Elle me rappelle celle du séminaire lorsque j'étais en cuisine avec les filles. Ce mélange d'épices et d'aromates fait frétiller mes narines, quel dommage de ne pas pouvoir y goûter. Je lui emboîte ainsi le pas, essaie de repousser ces idées succinctes animant ma déraison, mais je perçois au fur et à mesure du mouvement dans la demeure. Mon sixième sens s'active et distingue neuf présences dans le salon dont deux dans la cuisine. Je ralentis de plus en plus, comme si mes pieds s'enracinaient dans le sol à chacun de mes pas. Je fais corps avec la terre, paralysé. Je pensais juste dire la vérité à madame Min moi...
Yoongi arrive auprès de moi, il essaie de me toucher mais je m'écarte, un mécanisme instinctif. Mon regard noir brise ses espérances, il tente une seconde fois, mais mes muscles se tendent. Malgré mon hostilité, son acharnement conserve la flamme de ses yeux tout comme ma crainte durcit mes traits sérieux. Je ne veux pas lui faire de peine mais je ne peux pas lui délivrer tous mes secrets. Ses gestes parlent d'eux-mêmes, suspendus dans les air, retenus ; il semble perdu sans vraiment me le montrer.
Nous nous regardons, essayons de comprendre nos mystères intérieurs et cette ébauche de couleurs qui noient notre âme dans un tourbillon de vie. Yoongi grouille de pensées, toutes transparents à ma vie, cachées par ce sourire doux qui vole mes doutes.
« Tu ne nous diras que ce dont tu as envie. Tes secrets sont à toi. »
Un drap sombre se soulève de mon esprit, ma respiration se reporte aux battements de la nature. Le vent balaie les feuilles des arbres et apporte des grains d'ivresse dans mon cœur. Yoongi finit par me faire craquer.
« Tout va bien se passer d'accord ..? »
« Oui ... » Murmuré-je, soupirant. « Je te fais confiance ... »
Un sourire doux orne ses traits, mon cœur remue dans ma poitrine. Il me tire jusque devant la porte du salon et l'ouvre. Mes pupilles tombent sur les nouveaux venus, tous assis autour de la table.
Un homme fort est attablé vers le centre, il dégage une aura d'alpha imposante et ne me jette pas un regard, il utilise ses sens pour cerner ma personnalité. Cette indifférence me perturbe bien plus que l'attention que les autres me portent. Deux jeunes hommes sont assis de part et d'autre du chef de clan. Ils lui ressemblent beaucoup, l'un porte dans ses prunelles une couleur noisette, une couleur claire qui noie son regard de lumière —les frères de Yoongi ?—. Il y a également deux personnes âgés et, plus au fond, deux autres garçons discutent ensemble. L'un a les cheveux blonds décolorés, l'autre d'une couleur rouge feu. Ce sont tous des alphas sauf le grand père, madame Min et la servante qui sont des bêtas.
Je déglutis bruyamment en voyant tous ces inconnus devant moi et attire de cette façon l'attention sur moi. Et merde. Une pression est exercée sur mes doigts, mes yeux se posent sur la main chaude de Yoongi. Mon regard retrouve le sien et me délivre de la force.
Deux hommes viennent alors à notre rencontre. Je croise le regard indéchiffrable du père, je ne l'ai même pas entendu se lever... puis je m'égare dans deux petites billes rieuses du garçon à la chevelure décolorée.
« Bonjour jeune homme. Je me présente Chonay Min, le père de Yoongi. »
Sa voix grave me rappelle celle de monsieur Jeon, toujours imperturbable, avec une inflexion dans le ton qui vous rend aussi insignifiant qu'une fourmi. Il ne s'agit pourtant que d'une voix, un son, mais, face à des personnalités aussi impressionnantes, on se sent tout de suite ridicule.
« Salut Taehyung ! Namjoon, le cousin de Yoongi. » Me sourit-il, en s'inclinant. « Enchanté ! »
Je lui rends un sourire plus réservé, mon âme se verrouille, à l'écart des prunelles affutées du père de Yoongi. La servante arrive alors avec les plats et coupe net les salutations.
« Tous à table ! » Dit l'un des fils, déposant la poêle fumante sur le dessous-de-plat.
Je regarde Yoongi un court instant et l'interroge du regard, perdu, « moi aussi ? ». Il n'a pas le temps de répondre que sa mère s'exclame.
« Taehyung, viens t'asseoir à côté de mon chéri ! » Me dit-elle, enjouée.
Quel chéri ? Yoongi répond à ma question, me positionnant juste à ses côtés. Sa gentillesse transforme mon appréhension en courage. Je n'ai pas le temps de réagir que je me retrouve emporté dans la tourmente. La jeune servante dispose les plats sur la table. Son bandage au tibia me ramène à mon moment de folie, la culpabilité me ronge. Je sens aussi qu'elle évite de m'approcher, elle fuit mon regard. Cette crainte me renvoie à de nombreux souvenirs douloureux, je ne veux pas qu'elle est une image aussi négative de moi.
Elle s'apprête à repartir en cuisine lorsque, pris d'une pulsion, je me lève —envoyant balader le coussin derrière moi— et m'incline dans sa direction. J'implore son pardon devant toute la famille ébahie.
« Je suis vraiment désolé pour tout à l'heure. La situation m'a échappé, pardonnez-moi ! »
Un grand silence s'abat dans la pièce suite à ma déclaration. Le temps s'étire et m'oppresse, me mets face à mes actes et mes remords. C'est finalement madame Min qui brise l'atmosphère étouffante, sa voix apaisée m'interpelle.
« Jiyo est sourde, Taehyung. Je lui ai donc dit que tu étais vraiment désolé, ce à quoi elle te répond, qu'elle te remerciait de te soucier d'elle et qu'il n'y avait aucun problème ... »
Je me redresse et plonge dans les deux océans de la jeune fille. L'intensité de son regard me brasse sur une mer calme, cet échange intemporel et doux me rassure. Elle me salue à son tour, un sourire timide aux lèvres, et retourne aux fourneaux d'une démarche légère. La pression redescend, je me rassois sur le coussin et cache mes mains tremblantes sous la table.
Des centaines de pensées et de questions silencieuses reposent sur moi. Les membres de la famille ont tous des attentes auxquelles je ne peux prétendre. Je sers fort les pans de mon jean, la panique s'enfouit dans ce corps brisé, à cœur ouvert et esprit fermé. Les doigts de Yoongi se fraient ainsi un chemin le long de ma cuisse et s'entremêlent aux miens. Ce toucher échauffe mon corps, j'avale ma salive et essaie de garder mon calme, ressentir cette douceur console mes maux.
« Taehyung ... Sans vouloir te brutaliser ... » Commence d'une voix douce madame Min. « Veux-tu bien nous expliquer ce qui s'est passé tout à l'heure ? »
« Êtes-vous tous au courant ? » Demandé-je, la boule au ventre.
Tout le comité hoche la tête en une synchronisation parfaite, à vous faire peur. Une sueur froide parcourt mon dos. Le fil conducteur de mes idées s'effiloche, mon visage impassible camoufle mon trouble de plus en plus terrifiant. Le toucher de Yoongi m'aide, seulement, est-ce que ce sera suffisant ?
« Prends ton temps. » Me dit le garçon aux cheveux décolorés.
Sa phrase semble débloquer quelque chose, l'ambiance me paraît moins oppressante. Je prends le temps de tous les regarder, un par un, et vois dans leur attitude qu'ils n'ont pas de besoin, pas d'attentes particulières, ils ne souhaitent que comprendre. Légitime. Certains sont aussi bien plus intéressés par la nourriture. Je reprends un peu confiance en composant ce tableau et avale une grande bouffée d'air. Allez, courage.
« En fait, la personne qui est devant vous ... n'est pas vraiment moi. Enfin si mais pas vraiment. »
Ils me regardent tous incrédules, étonnés par le choix de mes mots. Je me racle la gorge et me reprends de suite. Yoongi me masse la main.
« Je m'explique... Ma famille m'a passé ce collier dans le but de contenir mon pouvoir intérieur ... »
Leurs sourcils se froncent. Ils attendent plus de détails. Seul Yoongi reste de marbre, son poux régulier diminue le gong assourdissant dans ma tête.
« Tu pourrais être plus précis ? » Me demande l'un des frères d'un sérieux désarmant.
Je vois son père lui jeter un regard en biais, son fils se ravise aussitôt. La pression qu'exerce le chef est effarante, elle est tombée sur lui en un battement de cils, avec un seul regard froid qui vaut bien une centaine de mots. Je déglutis et essaie de continuer, évitant le regard perçant de monsieur Min.
« Oui. Je n'ai cependant jamais parlé de ça à quiconque... Seule ma famille est au courant... »
« Ne te force pas Tae ... » me chuchote Yoongi, effectuant des ronds avec son pouce sur le dos de ma main.
Tout est flou. Ma respiration régulière collecte mes pensées avant qu'elles ne s'éparpillent. Il faut être clair et concis. Je leur dois bien une explication. Son père replace alors ses couverts, ce geste me distrait et m'interpelle, il capte ainsi mes yeux. Son ton calme s'oppose à la force de son aura, aucune hostilité ne se dégage de lui. Il est posé comme un sage, conscient de l'effort qui m'en coûte.
« Prends ton temps. Nous voulez une explication simple, peu importe les détails. Tout ce qui m'emporte c'est que ce qui est arrivé à Jiyo ne se reproduise plus. »
Je baisse la tête, comprenant parfaitement son inquiétude vis à vis de son clan. Je prends le temps de respirer, m'écarte de leurs regards pour me retrouver, reprendre le contrôle de mes émotions. Mon visage essaie de rester imperturbable même si l'émotion se bouscule. Je veux être fort, pour moi, pour mon passé, pour le poids de mes paroles. Mes épaules s'affaissent, mon corps se détend enfin. Autant leur en dire une partie.
« Bon je-je veux bien. » Ma déclaration les intéresse, les baguettes arrêtent de tinter et le silence retombe. « En fait les professeurs n'enseignent pas ce genre de choses et peu de gens sont au courant... Un vampire, comme tout être vivant, possède une bonne et une mauvaise partie de sa personnalité. » Je m'arrête un instant et tombe dans le regard bienveillant de monsieur Min, il n'y a plus rien d'autoritaire. « La bonne partie forge leur bon sens, leur gentillesse, leurs traits de caractères positifs ... Seulement, la mauvaise partie est légèrement différente. Chez un vampire, elle est aussi appelée « démon ». Ce « démon » décuple nos envies, nos désirs, nos hormones, mais aussi l'envie de tuer. Cependant, selon les vampires, le démon est plus ou moins puissant, violent ou même présent. C'est pour ça que certains vampires vous paraissent inoffensifs et d'autres menaçants ... »
« Pourquoi une menace ? Pourquoi on ne nous l'enseigne pas à l'école ? » Demande Namjoon, abasourdi par mes dires.
« Une menace parce que certains démons sont puissants et assoiffés de sang, ce qui est mon cas ... On m'a donc placé ce collier pour canaliser mes pouvoirs et me rendre « inoffensif ». Pour ce qui est des cours... » Je prends un temps de réflexion. « ...Je pense que c'est pour ne pas affoler les étudiants ... »
Mensonge.
Ils sont tous sous le choc même Yoongi me regarde avec des yeux étonnés. Je garde ce masque impartial qui sied mon visage à la perfection. Surtout ne pas paniquer. La grand-mère fronce cependant les sourcils, elle a l'air d'être la seule à ne pas assimiler mon histoire et se frotte les tempes comme si un mal de crâne la prenait soudain. Le grand-père se préoccupe de son état avant de reposer son attention sur moi.
« Pourrais-tu me récapituler tout ça mon petit ? Je t'avoue avoir un peu de mal ... » Me demande le grand père.
« Oui, bien sûr... » J'essaie ainsi d'utiliser des termes simples pour être le plus clair possible. « Je suis un vampire avec un grand pouvoir, seulement, ce collier enferme un sortilège qui canalise mes mauvaises pensées et ma force. Je ne suis donc qu'une partie de moi-même, je ne suis pas complet. » Ma gorge se sert, je me sens mal de parler de cela mais continue, décidé. « Si ça peut vous aider, vous pouvez comparer cela à des troubles de la personnalité, même si ça n'a rien à voir. Je ne suis pas malade. Cette histoire de bonne et mauvaise partie est propre à tous. Moi, on m'en enlève une pour le bien d'autrui, mais bon je m'y suis fait ... »
Menteur.
Un autre blanc s'abat dans la pièce. Madame Min est brusquée par mes révélations, monsieur Min se renferme avec ses pensées. Il doit se demander si je suis une menace pour sa famille, ce que je comprends parfaitement.
« Je vais vous laisser manger maintenant... il faut que je rentre chez moi, je n'ai pas prévenu ma famille. »
Je m'apprête à me lever mais la main de Yoongi se presse sur ma cuisse et m'incite à rester assis.
« Tu as tous les droits du monde de rester ici Taehyung, nous avons prévenu tes parents également. » Me rassure sa mère.
Mes yeux s'agrandissent en entendant ses propos, l'environnement se pétrifie. Leurs voix s'éloignent, mis sous silence, seul le bruit du vent tape à ma lunette et les souvenirs alarmants déferlent en vagues dans mon esprit. Je frappe mes deux mains sur la table et perds mon sang froid comme un rideau que l'on fait tomber. Ma figure calculée, parfaite, vole en éclats pour laisser place à la peur. Une peur violente et irrationnelle.
« Quoi vous les avez prévenus ..? » Dis-je paniqué. « Qu'est-ce que vous leur avez dit ..!? »
Si monsieur Jeon apprend ce que j'ai failli commettre, je suis foutu. Madame. Min s'affole également en me voyant changer brusquement d'état, sans doute la méfiance d'un nouvel éveil du démon. Elle s'empresse de me rassurer et Yoongi me frotte le bras, essaie de détourner mon attention de cette information alarmante.
« Rien de spécial Taehyung, nous leur avons juste dit que tu t'étais écroulé de fatigue. »
La tempête passe. Je récupère ma respiration saccadée et m'écroule sur le coussin. Tout le monde m'observe, j'essaie de replacer mon masque mais n'y parviens pas. C'est trop tard de toute manière, toute la famille m'a vu m'écrouler. Que doivent-ils pensé de ma réaction ? Ils se font sans doute de fausses idées. Le regard du père de famille m'oppresse, il ne m'a pas quitté un seul instant. Il m'analyse, observe la pale figure que je lui offre après avoir soutenu tout ce temps un comportement exemplaire. Que pensent-ils de moi maintenant ? Je suis foutu.
Tandis que je me torture l'esprit avec des pensées sombres, Yoongi me caresse gentiment l'épaule et le bras. Son père relâche ces quelques mots, une phrase, une question... si cruelle. Il m'a totalement cerné.
« Ça doit être dur de porter une chaîne autour du cou, un lien qui nous empêche de nous épanouir, non ? »
Ses yeux me transpercent. Je ne sais plus où me mettre, ni quoi penser. Mon âme se referme au moment où ma mémoire étale ces souvenirs heureux et amers, à l'abri de monsieur Min, de Yoongi, scellés au fond de moi.
« Taehyung, tu es merveilleux mon petit ange. »
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« Je suis sûre que quelque part, une personne est faite pour toi, te rendra heureux ...
- Et c'est qui maman ?
- Je ne sais pas mon ange mais ce dont je suis sûre, c'est qu'elle sera ton âme sœur.
- Vraiment ?
- Oui mon ange. »
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Nos doigts et nos cœurs s'entremêlent, nos regards et nos pensées se scellent. Yoongi répare mon âme meurtrie. Les paroles de monsieur Min ont ravivé une plaie béante, mon plus grand secret. Mon plus grand malheur.
« Nous ne te rejetons pas. » Me susurre-t-il au creux de l'oreille.
Sa voix grave balaie la tempête qui a élu dans mon corps, son souffle chaud me fait frissonner de bien-être. Je ferme les yeux et espère, dans le fin fond de mes pensées, une chose insensée J'espère que Yoongi ne se fera jamais remplacé par mon âme-sœur.