Nous nous étions réfugiés dans une ruelle abandonnée, jonchée de cagettes, de barils et de liquides crasseux qui maculaient le sol, et dont je n'avais aucune envie de savoir de quoi il s'agissait.
L'état de Chad et Lucy s'était empiré. Après s'être mis à cracher du sang simultanément, ils s'étaient évanouis et psalmodiaient dans une langue étrangère exactement les mêmes paroles.
Nous étions sûrs que ce n'était pas une coïncidence, c'était déjà un début. Mais justement, le fait que ce ne fût pas le fruit du hasard impliquait plus d'hypothèses qu'il n'en éloignait. Un mauvais pressentiment m'indiquait que ça avait un lien avec la malédiction, même si je préférais croire que ça n'avait rien à voir avec.
Lucy était allongée sur mes genoux, et au plus grand désarroi de Sally, Chad reposait sur les siens. Les jumeaux continuaient à saigner et à marmonner et je murmurai à l'intention de Lucy qu'elle allait s'en sortir.
L'odeur du sang m'alléchait fiévreusement, et j'eus tout le mal du monde à ignorer le liquide pourpre s'écouler de ses narines.
Chad, étendu assez près de sa sœur chercha aveuglément sa main, et quand leurs doigts se rencontrèrent, ils se serrèrent –au point que leurs phalanges blanchirent- pour ne plus se lâcher.
Leurs yeux s'ouvrirent d'un coup et ils fixaient le ciel crépusculaire sans rien voir.
- Est-ce que ça va s'arranger ? demanda Sally, sincèrement inquiète quant au sort de Lucy et de Chad –surtout celui de Chad.
Je me souvins qu'elle s'était rendu au bal à son bras, et qu'elle avait toujours éprouvé de la jalousie quand il ne faisait attention qu'à moi. De plus, quand elle nous avait trahis contre son gré, elle ne s'en était jamais prise à lui. Et je n'avais pas manqué cette lueur triste dans son regard chaque fois qu'il la rembarrait.
- Je... je n'en sais rien, avouai-je.
Les mains de Sally tremblaient, tout comme les miennes. Aaron s'agenouilla à côté de Lucy et chercha son pouls. C'était inutile, je pouvais entendre son cœur battre, et lui aussi en était capable. Mais il ne savait pas quoi faire.
- Celui à qui la marque se révélera,
Dans son sang puisera,
La force de la malédiction flanchera,
Et de sa contribution vaincra, récitèrent simultanément Chad et Lucy d'une voix éteinte.
Aussitôt, ils se réveillèrent en sursaut, essoufflés et les yeux ternes.
- C'était quoi, ça ? s'enquit Aaron.
Les mots résonnaient encore dans mon cerveau, mais je n'y comprenais rien. Bien entendu, « marque » et « malédiction » avaient su retenir mon attention.
- C'est en rapport avec la malédiction, expliqua Lucy.
- Sans blague, rétorqua Sally.
Je lui jetai un regard en biais et elle se ressaisit.
- Pardon. Qu'est-ce que cela signifie, au juste ?
- Pour vaincre la malédiction, il faut un vampire, un loup-garou et une sorcière...
- Ou un sorcier, ajouta Chad.
- Mais pour les départager, et savoir qui des deux jumeaux participera à l'action, il faut être capable de voir la marque que Roxane porte sur son bras. Et jusqu'à aujourd'hui, elle est la seule à avoir la capacité de la voir.
- Non, j'en suis capable aussi, rétorqua Aaron.
Trois paires d'yeux exorbités se tournèrent vers lui. Il m'avait déjà dit qu'il pouvait voir ma marque, mais je n'y avais pas vraiment réfléchi. Je me souvins vaguement sentir ses doigts glisser le long des arabesques, la veille, alors que je dormais. Je l'avais même surpris à embrasser les tatouages gravés au creux de mon poignet.
- Depuis quand ? s'enquit Chad, suspicieux.
- Depuis un moment. Aucun de vous ne la voie, vous êtes sûrs ?
Ils hochèrent la tête.
Je suis content d'être le seul à l'apercevoir. Ça nous fait un secret à nous deux, quelque chose d'intime.
Je rougis et dirigeai mon regard vers le soleil couchant.
- Est-ce que vous vous sentez bien, au moins ? m'inquiétai-je.
- Je suis un peu sonnée et j'ai froid, mais ça va aller.
- Pareil, répondit Chad.
Depuis notre dispute de la veille, il gardait ses distances avec moi. Il me parlait à peine, ou se contentait de monosyllabes. Il ne m'accordait plus ses adorables sourires en coin, ou ses regards d'argent. Mais peut-être était-ce plus facile ainsi pour lui. Mettre de la distance était la meilleure chose à faire s'il voulait m'oublier, même si la douleur nous vrillait le cœur autant l'un qu'à l'autre.
Je pouvais percevoir ses émotions, comme celles de tout le monde grâce à mon don de télépathie. Je savais par exemple que Lucy était inquiète, Sally, effrayée, même si elle n'en laissait rien paraître, et les derniers lambeaux de colère que ressentait Aaron s'étaient estompés, remplacés par de l'anxiété.
- Vous êtes sûrs que vous ne voulez rien ? Même pas un peu de sang ? insista Sally.
- Non. Toute substance censée nous guérir serait directement éliminée de notre corps si nous l'ingérerions.
- Au contraire, cela pourrait même agir comme une toxine.
- Bon, puisque tout le monde va bien, on devrait se remettre en route. La nuit ne va pas tarder à tomber et nous n'avons nulle part où dormir. Je propose qu'on trouve un abri, car avec le froid qui s'est vite installé aujourd'hui, Chad et Lucy ne vont pas tenir longtemps, déclarai-je.
Je ne m'étais pas tout à fait habituée au fait de prendre systématiquement les rennes, mais je me disais que c'était la meilleure chose à faire. Non pas parce que j'étais l'Élue, mais parce que cela m'occupait l'esprit et m'empêchait de penser à d'autres choses.
Comme la disparition de Clara.
Je redoutais qu'elle ait décidé de se rendre à Hopeless Shadows, le fichu campus que nous fuyions. Après tout, quelques recherches sur Internet auraient pu la renseigner très facilement. Il ne lui suffisait plus qu'à prendre littéralement son envol, et elle y serait en une demi-journée.
Le simple fait qu'elle ait pu être blessée –ou pire-, me tordait l'estomac, et je ne pus me permettre de penser davantage à cela.
C'était exactement pour cette raison que je me plaisais à diriger mon groupe.
Chad et Lucy se changèrent rapidement pour éviter d'attirer les regards avec leurs vêtements maculés de sang, puis le groupe reprit la marche.
L'automne s'était finalement installé et se reflétait dans les feuilles roussies, l'air frais et l'odeur de pluie. Les arbres commençaient à se dénuder et exhibaient leurs branches endormies, telles de longs doigts crochus.
Malgré leur mine déterminée et saine qu'ils voulaient laisser paraître, je sentais que les jumeaux n'allaient pas aussi bien que ça. De temps à autres ils chancelaient, et Lucy manqua deux fois de trébucher, se retenant tout juste à un mur.
On ne peut pas continuer comme ça, ils vont tomber d'une minute à l'autre, dis-je à Aaron.
Je sais. On devrait faire du stop.
Il s'avança au bord de la route et leva son pouce en direction du ciel. Les voitures étaient plus nombreuses à cette heure-ci ; les gens rentraient du boulot, pour la plupart. Mais je savais que c'était perdu d'avance. Qui voudrait bien accompagner cinq ados fugueurs à la nuit tombée. Qui plus est, deux d'entre eux avaient franchement l'air drogués.
J'avais bien raison : tous les véhicules passaient sans même ralentir. Une Mercedes manqua de peu d'écraser Aaron qui poussa aussitôt une flopée d'injure.
Au bout d'une heure de tentatives vaines et acharnées, une vieille Citroën s'arrêta près de nous et baissa la vitre.
Un frisson me parcourut quand je vis le conducteur. J'étais certaine de l'avoir déjà vu quelque part. Des cheveux noirs, des yeux gris et cette cicatrice de morsure dans la naissance du cou.
Il me regarda avec insistance, et j'aurais juré qu'il m'eût adressé un rictus sardonique. Mais personne ne releva ce sourire peu aimable, alors je me dis que j'avais soit rêvé, soit atteint un niveau de paranoïa extrême. Je préférais nettement la première hypothèse.
Puis un nom surgit du fond de ma mémoire.
Josh Parker.
C'était le blessé que nous avions secouru, mon père et moi, le jour où je me rendais au campus. Même si j'étais certaine que mon père l'avait hypnotisé afin qu'il nous oublie, je sentais qu'il savait qui j'étais.
Je frissonnai à nouveau.
Je ne le sens pas trop, ce coup-là, confiai-je à Aaron.
- On souhaiterait se rendre à Houston. Est-ce que vous pourriez nous en approcher ? demanda poliment Chad.
Il nous toisa du regard et désigna Lucy et Chad du menton.
- Est-ce que vous êtes shootés tous les deux ?
Ils s'empressèrent de répondre par la négative et affichèrent une expression neutre.
- Très bien, alors. Grimpez. Si vous vous tassez un peu, je suis sûr qu'il y aura assez de place pour vous cinq.
Donc, cela ne le dérangeait pas que nous soyons autant. Il s'en fichait peut-être pas mal de se prendre une contravention. Mais aucun de nous ne cilla et s'installa dans la bagnole.
Malgré mon cerveau qui ne cessait de m'envoyer des signaux d'alerte, je m'assis sur les genoux d'Aaron.
Dès que je fus assise, je sentis le regard de Josh me transpercer à travers son rétroviseur. Une odeur forte de tabac saturait l'air.
Aaron, on ferait mieux de descendre...
Ne t'en fais pas, on va arriver sains et saufs.
Ma méfiance était à son maximum, mais une fois encore, je feignis l'indifférence. J'étais étonnée d'être la seule inquiète quant à la confiance aveugle que nous avions accordée à cet homme. Chad, installé à l'avant discutait tranquillement du dernier morceau qui passait à la radio avec Josh, en disant que les paroles manquaient un peu de fraîcheur sur le dernier paragraphe. Sally, assise du côté de la vitre regardait défiler le paysage nocturne, le regard hypnotisé par le croissant de lune accroché dans le ciel. Lucy était occupée à siroter son soda, et Aaron caressait mes cheveux.
Ils avaient tous l'air ailleurs. Comme s'ils étaient certains d'être en sécurité, conduits par un parfait inconnu.
Étais-je la seule à être saine d'esprit, ici ?
- Ça sent un peu trop le cigare, vous ne trouvez pas ? C'est mon frère qui fume comme ça. Il m'a emprunté la caisse hier, et n'a même pas chassé l'odeur. Tad, est-ce que tu peux me passer le vaporisateur, dans la boîte à gants ?
- C'est Chad, rectifia l'intéressé qui chercha aussitôt ce que lui demanda Josh.
Il ouvrit le boîtier et en sortit un petit flacon qu'il tendit au conducteur.
Alors qu'il se baissa à nouveau pour refermer la boîte à gants, Josh lui donna un gros coup sur l'arrière du crâne et Chad s'affaissa.
Des cris s'élevèrent dans la voiture et je plongeai en avant pour tenter d'électrocuter Josh tandis que Sally tentait de l'immobiliser derrière sa têtière. Mais il vaporisa aussitôt tout le contenu du flacon sur nos visages.
De la verveine.
Je suffoquai, et cherchai désespérément de l'air. Aaron me déposa à côté de lui sur le siège pour tenter d'attaquer Josh, mais il récolta lui aussi un coup qui lui fit voir trente-six chandelles. Il s'écroula sur la banquette arrière, à moitié sur mes genoux.
Je ne pouvais plus respirer. J'avais la gorge en feu et la vue trouble. Je voyais double, et j'avais l'impression qu'un incendie s'était déclaré dans mes poumons.
J'aperçus vaguement Lucy qui tentait de se débattre, puis Josh tourna brusquement le volant de la voiture, qui fit immédiatement des tonneaux sur la route déserte. Le véhicule atterrit sur le toit, et nous étions retournés sens dessus dessous.
La verveine s'était insinuée en moi et me consumait de l'intérieur. Malgré le capot brisé, l'odeur âcre persistait, plus brûlante que jamais.
J'eus à peine le temps d'apercevoir que Josh n'était plus dans la voiture, que je sombrai.