— Tu es magnifique, Saphora.
La voix de Yobé fit sursauter la jeune femme qui triturait nerveusement sa bague en attendant de se rendre dans la Grande Salle. Elle s'était isolée dans un petit salon et contemplait son reflet dans le grand miroir au-dessus de l'âtre de la cheminée. Yobé actionna l'interrupteur pour mieux la voir et la fit tourner sur elle-même.
— Vraiment magnifique, sourit-il.
— Merci, Yobé. Tu n'es pas mal non plus dans ce costume, cela change de ton uniforme réglementaire.
— Aujourd'hui, ton père m'a invité à sa table. Enfin, pas très loin, disons.
— Est-ce que les Volkov sont déjà arrivés ?
— Les parents ? Je ne sais pas.
Un silence s'installa entre eux. Prise de remords, Saphora lui dit :
— Ecoute, Yobé... Je suis désolée pour la dernière fois. J'étais contrariée et mes mots ont dépassé ma pensée.
— Oh, oublions ça, Saphora. Ce n'est pas la première fois qu'on se dispute, ni la dernière d'ailleurs. Et puis, tu sais que je ne t'en voudrais jamais de quoi que ce soit.
Pour joindre le geste à la parole, le soldat lui pinça la joue. Agacée d'être encore traitée comme une enfant, Saphora voulut le repousser et il riposta en lui chatouillant les côtes. Entre deux éclats de rire, elle le supplia d'arrêter. Tout était simple avec Yobé. Même si parfois il pouvait se montrer mesquin car il était une personne très fière, ils finissaient toujours par se réconcilier et chahuter ensemble. Saphora n'entendit pas tout de suite la porte s'ouvrir et son cœur se figea dans sa poitrine lorsqu'elle vit Maxius sur l'embrasure.
— Oh, pardon, seigneur Volkov. Bonsoir, comment allez-vous ?
Il aurait pu lui répondre par la pensée mais il s'en abstint et se contenta d'opiner du chef. Saphora réajusta sa robe brodée d'un geste mal assuré. On aurait dit qu'il avait oublié ce qui s'était passé entre eux la veille.
Sans leur accorder plus d'attention, il prit place sur le sofa au fond de la pièce, le visage fermé et les bras croisés. Quelle mouche pouvait bien le piquer ? Elle n'eut pas le temps de s'attarder là-dessus car Impera et Clematys arrivèrent ensemble, toutes deux vêtues de robes chatoyantes. Impera ressemblait à une nymphe, sa robe satinée épousant sa ligne svelte et elle portait un collier ras de cou brillant que Saphora ne connaissait pas. Clematys portait le même type de robe d'un rouge flamboyant avec un décolleté plus grand, mettant en valeur sa petite poitrine. Les deux jumeaux se regardèrent et Clematys lui répondait à voix si basse que Saphora n'entendit rien.
Yobé et Impera se saluèrent froidement. Apparemment, leur idylle avait dû s'achever, vu que Saphora n'avait plus surpris de regards enflammés entre eux depuis un moment déjà. Etrangement, elle ne s'en sentit ni soulagée, ni attristée pour l'un ou pour l'autre. C'était peut-être mieux ainsi. Voyant l'ambiance se dégrader à vue d'œil, Saphora décréta qu'il était temps pour eux d'y aller et ils empruntèrent un couloir pour les mener à la porte à l'arrière de la salle. August les rejoignit quelques secondes plus tard et à l'annonce du héraut, ils entrèrent tous ensemble.
Une bonne partie de la cour de nacre était revenue à Kalagas pour fêter cette célébration annuelle, très importante chez les vampires, qu'ils soient pratiquants du culte vampirique ou non. C'était une tradition ancestrale que les seigneurs vampires d'Orpyr tenaient à fêter tous les ans. Saphora se tenait à côté de Maxius et lui murmura :
— Tout va bien, seigneur Volkov ?
Silence. Elle s'agita à côté de lui, à la fois contrariée et inquiète. Leur lien télépathique, avait-il été rompu ? Elle se pencha vers lui mais il esquissa un mouvement sur le côté, comme s'il la repoussait. Les grandes portes de la salle s'ouvrirent et Saphora dut reporter leur discussion à plus tard.
Jeva et Jiang Volkov firent leur entrée, suivi des mêmes hommes et femmes ayant accompagné les Volkov lors de leur arrivée. Ils étaient d'une élégance époustouflante. Tous deux grands et élancés comme Maxius. Jeva Volkov avait un visage rond et jovial, contrastant totalement avec ses prunelles cuivrées trahissant son âge. Ses boucles dorées lui tombaient sur ses épaules dénudées et recouvertes de bijoux étincelants, assorti à une robe dorée fendue d'un côté. Jiang, quant à lui pouvait se faire passer pour le frère de Maxius, si on ne le regardait pas droit dans les yeux. Ses cheveux mi-longs et noirs avaient été enroulés dans un chignon strict sur le bas de sa nuque et il portait une tunique noire, longue et croisée sur sa poitrine diaphane. Curieusement, le couple dégageait une certaine harmonie alors qu'ils avaient un physique aux antipodes de l'autre. Et surtout, il émanait d'eux une aura, puissante, presque écrasante. Lorsqu'ils aperçurent leurs enfants aux côtés d'August, leurs traits figés se détendirent et le clan Del Wyn et Volkov se saluèrent avec respect.
— Je suis ravie de pouvoir revenir à Kalagas, très cher ami, affirma Jeva.
Saphora se demanda si l'influence des émotions de son père ne jouait pas un peu sur la cordialité de dame Volkov.
— Jeva, depuis combien de temps ne nous sommes pas revus ? J'ai l'impression que cela fait une éternité. Tu es toujours aussi ravissante, sourit August.
— N'est-ce pas, renchérit Jiang.
Sa voix était profonde, avec un léger accent. Saphora avait l'impression d'entendre Maxius lui parler dans sa tête. Elle tourna la tête dans sa direction mais il continuait de l'ignorer.
Mufle.
Elle s'imagina lui écraser le pied de toutes ses forces pour le faire réagir, mais se ravisa lorsque les seigneurs Volkov s'adressèrent à eux.
— Vos filles sont deux perles, seigneur Del Wyn, déclara Jiang. Elles sont si belles, ce qu'on disait sur elles était en dessous de la réalité.
— Et puis, elles ont dû bénéficier des meilleurs enseignements, j'en suis certaine, dit Jeva. Vous êtes Impera, c'est cela ?
— Oui, madame.
Impera fit une nouvelle révérence sous l'œil attentif de la cour de nacre.
— Prometteur, prometteur, fit dame Volkov, ravie.
Les parents de Maxius n'accordèrent à Saphora qu'un bref coup d'œil. Lorsqu'elle comprit qu'elle ne bénéficierait pas de leur attention, elle n'écouta plus leur conversation, parlant de personnes qu'elle ne connaissait pas et vivants à des centaines de lieux d'ici. Le repas précédant le bal fut tout aussi ennuyeux. Les Volkov parlaient peu entre eux, plus intéressés par la culture de Kalagas, les spectacles et les ballets en cours de représentation, en somme, tout ce que la jeune femme connaissait déjà. S'ensuivit ensuite la première office de Phésas avec ses interminables chants et de lectures de textes sacrés.
Demain soir, elle devrait encore subir le même sort assorti d'une plus longue célébration à la chapelle pour Phésas, déposer ses offrandes et se réfugier dans ses appartements le plus tôt possible. Elle ne cessa de jeter des regards anxieux vers Maxius, sans pouvoir attirer son attention.
Heureusement, elle trouva en Yobé un compagnon d'infortune durant ce calvaire. Lui non plus n'était pas très intéressé par toutes ces mondanités. Ainsi, le reste de la soirée fut un peu plus guilleret et elle lui accorda toutes ses danses.
**
Le lendemain soir, les prédictions de Saphora s'avérèrent vraies. Maxius continua de l'ignorer et personne ne s'intéressa à elle, la plongeant peu à peu dans une humeur aussi massacrante qu'abattue. Dans son malheur, Yobé avait été rappelé et elle se trouva à proximité de l'horrible comte Basarab qui la lorgnait de façon répugnante. Elle l'esquiva le plus possible, jusqu'au moment où ce serpent à sonnette trompa sa vigilance en l'invitant à danser. Son père, qui ne se doutait toujours de rien, l'encouragea même à accepter. Impera, un peu plus loin sur la piste de danse, la regarda d'un air inquiet en chuchotant un mot à l'oreille de Clematys.
Saphora s'était encore faite piégée. Ce rustre posa ses mains sur elle et entama une danse plutôt près du corps. Avait-il préparé ce coup ou la malchance s'acharnait-elle sur elle ? Au moment où l'orchestre enchaîna avec le même type de danse lascive, Maxius fendit la foule et écarta le comte. Ce dernier pinça les lèvres et s'inclina gauchement en essayant de contenir son ressentiment envers lui. En présence des seigneurs Volkov et Del Wyn, il ne pouvait rien dire ou faire contre elle sans perdre la face. Au moins, sur ce point, ils étaient ce soir au même pied d'égalité. Saphora fut à deux doigts de se précipiter sur le seigneur Volkov pour sortir de cette impasse, même s'il avait encore sa tête des mauvais jours. Elle s'empara de sa main et l'entraîna au milieu des danseurs.
— Notre lien télépathique est-il rompu, seigneur Volkov ?
Cette question rhétorique lui avait brûlé les lèvres deux nuits de suite. Au bout d'un moment, Maxius consentit enfin à la regarder dans les yeux. Ses maudits yeux couleur ocre, couleur d'automne.
— Non.
Il n'ajouta rien de plus et récolta le regard incendiaire de la jeune vampire.
Comment ose-t-il ? s'insugea-t-elle. Il l'ignorait durant deux jours et c'était tout ce qu'il avait à lui dire ? Mufle. Elle fit un faux pas et lui écrasa le pied, sans lui adresser la moindre excuse. A en voir son expression, il semblait encore plus contrarié, conscient qu'elle ne commettait pas ce genre d'erreurs. Ils continuèrent à danser. La main du vampire pressa un peu plus fort la sienne. Pour riposter, Saphora enfonça ses doigts dans son épaule, bien que cela ne doive pas lui faire plus de mal que si elle eut posé simplement sa paume dessus. Leurs corps se pressèrent plus étroitement l'un contre l'autre.
Saphora ne comprenait pas ce revirement de situation. La veille, elle lui offrait son sang... Elle n'avait pas réfléchi. Certes, son but premier avait été d'effacer cette expression apeurée sur son visage, mais ensuite ? Cela n'avait-il aucune valeur à ses yeux ? De plus, il n'avait pas succombé. Il n'avait rien tenté, la faisant presque douter d'elle. Avait-il senti qu'elle avait eu envie de lui ? Qu'elle aurait aimé elle aussi goûter à son sang à même sa gorge offerte ?
Toutes ces émotions la déstabilisaient. Maxius la déstabilisait. Il avait semblé intéressé, puis la seconde d'après, il s'était détourné d'elle. Comme si elle ne valait rien. Troublée, elle examina son visage d'un air las. Saphora se sentait perdue. Depuis qu'elle l'avait rencontré, elle commettait de plus en plus d'erreurs. Elle baissait sa garde. Rien n'allait. Et bientôt, ils se reverraient de façon fortuite lorsque le mariage entre les deux clans serait célébré. Tout cela l'avait poussée à vouloir ... A désirer des choses qui n'avaient aucun sens. Et maintenant, il était contrarié pour une raison qui lui échappait totalement, et cela l'affectait plus qu'elle ne l'aurait pensé.
Pauvre idiote.
Elle lâcha subitement le seigneur Volkov et s'éloigna précipitamment, des larmes brouillant sa vue.
— Saphora ! Saphora !
Sa voix grondait dans son esprit, mais il était trop tard. Saphora disparut dans la foule et quitta la Grande Salle.