— Saphora, ouvrez-moi, s'il vous plait.
Maxius évitait de se montrer insistant, mais il était là, à frapper pour la seconde fois à la porte de la chambre de Saphora. L'absence de la jeune vampire toute la nuit l'avait préoccupé. Sa grande sœur avait évoqué un simple coup de froid, insistant sur leur nature d'hybride et leur santé moins robuste que celle d'un Sang-Pur. Cela aurait pu être plausible, si elle n'avait pas eu l'air absent tout le reste de la soirée. Si Maxius avait eu un doute, ses craintes s'étaient confirmé et il avait finir par vouloir vérifier que tout allait bien. Derrière la porte, il entendait son rythme cardiaque pulser de plus en plus vite. L'avait-il effrayée ?
— Je vous en prie, donnez-moi au moins une réponse et je vous laisserai tranquille.
— Bon, bon, entrez donc ! rouspéta-t-elle.
Il franchit le seuil de la pièce et scruta l'environnement qui l'entourait. Les appartements de dame Del Wyn étaient à son image, doux et colorés. Des œuvres d'art abstraites aux couleurs vives ornaient les murs crèmes, donnant un aspect plus modernes aux lieux. Le mobilier était moins ouvragé que les autres meubles du château et chaque surface était occupée par des vases colorés aux bouquets de fleurs éternelles, ainsi que de quelques bibelots impersonnels. Dans l'ensemble, la décoration ressemblait à la personnalité ambivalente de Saphora : certaines parties des appartements étaient rangées avec soin et d'autres, quelque peu en désordre.
Maxius avait remarqué que les domestiques n'étaient pas sollicités en dehors de l'entretien du château, des jardins et des repas. Les sœurs s'habillaient seules et se montraient plutôt autonomes pour des nobles de haut-rang. A Funera, la région mère des vampires, les servants, les gardes du corps et les goules au service du roi Drimir faisaient légion. La vie ici semblait plus modeste, contrastant avec le faste des bals et des banquets de la cour de nacre. Était-ce par manque de moyen ou par habitude ? Il l'ignorait. Peut-être était-ce les deux à la fois.
Maxius s'avança près du lit de la souffrante. Ses joues et ses lèvres habituellement plus colorées semblaient livides. Ses cheveux étaient engoncés dans un chignon haut mal exécuté et elle portait une longue tunique en coton épais de couleur anthracite, contrastant avec sa peau diaphane.
— Je vous ai ramené cela, dit-il en lui tendant un quignon de pain.
Ses yeux grenat s'illuminèrent. Elle saisit son offrande et le remercia. Maxius se recula pour la laisser manger calmement.
— Que se passe-t-il, Saphora ? finit-il par demander.
— Je... hésita-t-elle. Je ne me sens pas bien.
Pour une fois, elle resta n'ajouta rien, comme si elle soupesait le pour et le contre dans le cas où elle lui parlerait franchement. Maxius fit un pas vers elle. Son imperceptible mouvement nerveux en réponse à sa proximité répondit pour elle.
— J'ignore ce qui a pu vous arriver, mais sachez que vous n'avez rien à craindre de moi.
— C'est étrange de penser... de dire cela, seigneur Volkov.
— Est-ce votre inexpérience des hommes qui vous rend méfiante à notre sujet ? Ou l'un d'entre eux s'est mal comporté à votre égard ?
Maxius prêchait le faux pour savoir le vrai. Ses questions semblèrent la contrarier. Il réfléchit rapidement pour la reformuler, malheureusement, le mal semblait déjà être fait. Discuter avec Clematys ne nécessitait pas de manipuler ses mots avec prudence et Maxius en faisait les frais auprès de Saphora, qui fronçait maintenant les sourcils.
— Je ne souffre pas d'inexpérience des hommes. Vous avez beau être observateur, vous ne connaissez rien de moi.
— Alors éclairez-moi. Si nous devons faire partie de la même famille, j'aimerais mieux vous connaître.
— Pour quoi faire, au juste ? répliqua Saphora en levant les yeux au ciel. Nous ne nous croiserons qu'à certaines occasions, inutile de vous fatiguer.
— Pourquoi pas ?
Saphora se renfrogna. Elle ne faisait plus aucun effort pour contenir son caractère naturel, à la fois charmant et désopilant. Maxius se mordit la lèvre pour ne pas sourire face à sa mine boudeuse.
— Très bien, soupira-t-elle. Que voulez-vous savoir ?
— Ce que vous consentirez à me dire, l'encouragea Maxius.
Elle commença à lui parler de choses et d'autres. Elle aimait la neige, le froid, les bains chauds et la danse. Elle évoqua son enfance, la vie au château avant que sa mère ne meure. Son récit lui fit comprendre que la vie à Vseya n'avait pas toujours été ainsi. Sa voix douce et calme, captiva l'attention de Maxius. Son immense lit la faisait paraître minuscule. Au fur et à mesure, elle reprit des couleurs et il eut droit à un sourire, un vrai. Au bout d'un moment, elle lui lança :
— Ne restez pas debout comme cela, seigneur Volkov. Prenez place ici, fit-elle en tapotant le bord extérieur du lit. Il y a assez d'espace pour au moins quatre vampires bâtis comme vous.
— Je trouve cela déjà bien inconvenant de vous visiter, seul dans votre chambre, esquiva Maxius. Je vais rester debout et ici.
— Par Phésas, vous êtes plus borné qu'un âne, s'exclama Saphora. Que craignez-vous exactement ?
Vous.
Maxius s'éclaircit la gorge en chassant immédiatement cette pensée. Un silence s'installa entre eux.
— Seigneur Volkov ?
Il darda son regard cuivré sur elle. La jeune vampire lissa un pli imaginaire de sa couverture, comme si elle tentait de se donner du courage.
— Est-ce que... Est-ce que votre cicatrice vous fait mal ?
Il fut pris au dépourvu. Personne ne lui parlait jamais de cela. Même si aujourd'hui ce n'était plus un sujet tabou, il avait rarement l'occasion de s'épancher dessus. A quoi cela servirait-il de réveiller de profondes blessures du passé ? Cela finissait toujours par le mettre en colère. Elle n'était pas dirigée vers une personne en particulier. Néanmoins, elle était là et il n'aimait pas la ressentir. Maxius avait juste appris au fil des années à l'étouffer parce que cela ne l'avançait à rien de se lamenter éternellement. Comme le lui avait dit sa grand-mère, c'était une leçon dont il devait tirer les justes enseignements. La seule parole censée qu'on ne le lui ai jamais dit sur son accident.
— Pourquoi posez-vous cette question ?
— Vous n'êtes pas obligé d'y répondre. J'ai cru remarquer que vous faisiez souvent ce bruit accompagné d'une légère grimace d'inconfort. Je ne voulais pas vous mettre mal à l'aise.
— Ce n'est rien, dit Maxius.
Malgré l'air sincère de Saphora, le vampire se demanda s'il pouvait parler de cela avec une inconnue. Enfin, ce n'en était plus vraiment une désormais. Lui dévoiler quelques bribes de son ressenti ne pouvait pas le tuer.
— Oui, j'en souffre quotidiennement, confirma Maxius. En général, c'est une gêne qui se transforme en douleur si je bois des choses acides ou pire, alcoolisées. Lorsque j'ai trop soif de sang, cela me fait mal aussi. Enfin, c'est supportable tout de même, j'ai connu pire. Disons que c'est ma petite particularité.
— J'ignorais que les cicatrices de vampires pouvaient faire souffrir. Cela ne doit pas être facile à accpter pour des êtres parfaits comme les Sang-Purs.
Elle ne croyait pas si bien dire. Sa perspicacité le désarçonna.
— C'est pour cela que vous prenez régulièrement de l'eau glacée et du miel ? Pour apaiser votre gorge ?
— Ça me soulage, en effet. Mais c'est temporaire. En ce moment, j'y ai recours un peu plus souvent que d'habitude.
— Ah oui ? Comment se fait-il que vous ayez constamment soif, ces derniers temps ?
— Comptez-vous mener cet interrogatoire toute la nuit ?
L'expression vexée de Saphora lui arracha un rictus amusé. Il accepta néanmoins de répondre aux questions suivante, en omettant d'expliquer la raison pour laquelle il ne parvenait pas à étancher sa soif.
Il se rappela les paroles d'un vieil ami. Il lui avait dit : « Tu verras, lorsque cela te tombera dessus, tu sentiras une soif presque insoutenable. Comme si ton corps avait besoin de cet autre corps. Si cette sensation disparaît après y avoir succombé, alors ce ne sera qu'un désir assouvi et rien d'autre. En revanche, si cela s'aggrave, alors attends-toi à vivre quelque chose que tu n'as jamais connu jusqu'ici. ».
Maxius s'en souvenait très bien car il s'était contenté de lever les yeux au ciel en observant son ami se comporter de façon idiote en présence de l'homme qu'il aimait, persuadé qu'il n'agirait jamais ainsi. Maintenant, il se retrouvait confus face à cette hybride qui ne cessait d'attiser son intérêt. Désir ou obsession, cela avait tout l'air d'une très mauvaise idée, compte tenu de la situation.
Il finit par accepter de s'asseoir sur le lit, à bonne distance d'elle, pour ne pas se laisser embrouiller davantage dans ses pensées, aussi bien celles qu'il gardait enfouies, que les autres qu'il pouvait laisser échapper tant que cela ne le compromettait pas.
Il fallait que Maxius enterre cet intérêt naissant au plus profond de lui pour ne pas menacer l'alliance à venir entre les deux familles. Impera devait s'unir à l'un d'entre eux. Et il ne comptait pas condamner Saphora à le faire pour satisfaire sa propre curiosité, surtout si celle-ci se révélait passagère.
Les fêtes approchaient à grand pas. Encore quelques jours et la cour d'Acier arriverait à Vseya. Les fiançailles seraient annoncées et chacun reprendrait le cours de sa vie. C'était ce qu'il se répétait en boucle pour garder la tête froide.
Le vampire devait garder cet objectif en tête à tout prix : le mariage, et son retour à Rörk.