La première chose que je vis dans le regard d'Aaron fut la douleur. Sa moucheture dorée dans son iris gauche sembla scintiller, et mon malaise ne fit que s'accentuer. Chad serra la mâchoire, mais il ne cilla pas, bien trop fier pour montrer un quelconque signe de faiblesse.
L'air crépitait presque autour de nous et je soupçonnais Aaron sur le point de s'attaquer à Chad, mais il n'en fit rien, à mon plus grand soulagement.
- C'est l'heure, dit-il simplement, la voix plus dure que je ne l'avais jamais entendue, voilant à peine la menace qui pesait sous ces propos.
Quand je compris qu'Aaron faisait référence au sauvetage de Lucy, je repris tous mes esprits.
- Je viens avec vous, chuchotai-je.
La dénégation se refléta dans les yeux des deux garçons. Pourtant, au bout de quelques secondes Aaron hocha sèchement la tête.
- Prépare-toi. Tu as une minute.
Puis ils sortirent de la petite pièce.
J'ouvrai le placard dans l'espoir de trouver des vêtements propres mais il n'y avait qu'une blouse d'hôpital.
Sous le lit, souffla Aaron.
Je me penchai, soulevai le matelas et m'emparai d'un pantalon et d'un débardeur noirs. Mes baskets étaient disposées sous le lavabo. Je m'attachai les cheveux, me passai de l'eau sur le visage et ouvris la porte.
Chad et Aaron étaient chacun postés d'un côté de l'embrasure, mais ils ne se lâchaient pas du regard. On aurait dit un combat silencieux.
Finalement, ce fut Aaron qui rompit le silence.
- Par-là.
Nous le suivîmes dans le couloir obscur, éclairé d'une ampoule tous les quatre cinq mètres. Nous bifurquâmes à droite avant de descendre un escalier sur trois étages. Soudain, nous atterrîmes à l'extérieur du bâtiment, du côté de la forêt.
Je distinguai Mr Kade dans la pénombre, et je me sentis obligée de poser une question.
- Comment fait-on si quelqu'un entre dans ma chambre à l'infirmerie ?
- Personne n'y entrera, j'ai réussi à convaincre l'infirmière de te laisser sortir, répondit Mr Kade.
J'étais cependant sceptique, mais n'en montrai rien.
- OK, par où est-ce qu'on est censés arriver aux cachots ?
Le père d'Aaron montra le mur du lycée, et je remarquai une grille au ras du sol, haute d'une cinquantaine de centimètres.
Chad se pencha pour la retirer, mais il n'y parvint pas. Aaron n'essaya même pas, mais son regard se posa sur moi.
- J'ai compris, fis-je embarrassée d'être la seule capable d'ouvrir ces barreaux.
Je m'accroupis et tirai sur les barres de fer, que je parvins à arracher du mur sans effort. Mr Kade passa le premier, suivi par Chad. Aaron me fit signe d'entrer à mon tour, et il ferma la marche.
Autant le campus respirait la modernité, autant ces couloirs en étaient tout le contraire. Sur les murs en pierre étroits et sales pendaient des toiles d'araignées. Certaines rejoignaient même le sol inégal et poisseux.
Mr Kade avait attrapé une torche au passage, et Chad l'avait allumée. Bien que je n'aie pas besoin d'être éclairée, la flamme chaude me rassurait quelque peu.
Nous évoluions dans les ténèbres à mesure que l'atmosphère se rafraîchissait, et que l'oxygène se raréfiait. Je ne nécessitais pas de beaucoup d'air, mais mes amis oui. Leur respiration se faisait plus saccadée et leurs pas hésitants. En revanche, ils ne reculaient pas, et nous poursuivions notre incessante progression.
J'entendis des gouttes d'eau tomber au loin, mais j'étais la seule à percevoir ce son.
- On devrait tourner à droite, lâchai-je.
Étonné, Mr Kade s'enquit :
- Tu en es sûre ?
- Certaine. Il y a des bruits là-bas. Et, sauf erreur de ma part, nous tournons en rond depuis tout à l'heure.
Le CPE écouta mon conseil et me fit passer en tête, bien que cette idée ne lui plût pas plus que cela. Des alcôves se dessinaient dans la pierre et certaines comportaient des gargouilles. Toutes étaient aussi effrayantes les unes que les autres et leurs yeux avaient l'air de ne pas me lâcher du regard. J'aurais juré qu'ils s'étaient embrasés. C'en était presque glaçant.
- A gauche.
Nous obliquâmes dans la direction que j'avais indiquée et surgîmes à nouveau dans un sombre tunnel. Pourtant, la température avait diminué de plusieurs degrés et l'humidité ambiante s'était accrue.
- Il fait froid, marmonna Chad.
J'étais inquiète pour Lucy. Rien ne nous assurait qu'elle était encore en vie. Peut-être était-elle morte d'hypothermie, si elle n'avait pas été tuée par un des sbires. J'ignorais totalement où elle était. Je ne savais même pas si elle se trouvait dans ces sous-sols. Seul mon instinct me guidait.
Un cri étouffé retentit, assez fort pour qu'Aaron et son père tournent la tête vers la source du bruit. Je n'eus pas besoin de leur indiquer la direction ; ils s'élancèrent dans le tunnel de droite et me passèrent devant. Chad resta derrière-moi.
- Je protège tes arrières, se contenta-t-il d'expliquer quand je lui jetai un regard intrigué.
- Je doute que ta torche me protège beaucoup. Passe devant.
Il s'exécuta mais contracta la mâchoire.
Une masse de cheveux roux dépassaient des barreaux rouillés. Lucy était affalée, à peine consciente, la tête penchée sur le côté. Je la voyais de dos, et une main était menottée contre la barre en fer, tandis que l'autre était crispée sur une poignée de cailloux et de débris sablonneux.
Chad nous bouscula tous pour aller à la rencontre de sa sœur.
- Lucy ?
Il lui toucha l'épaule et Lucy sursauta. Elle sembla faire un effort surhumain pour se retourner, mais elle bascula en arrière et sa tête heurta la paroi en pierre.
- Lucy ! s'écria Chad.
J'accourus, mon poignet déjà en sang. Je parvins non sans mal à le faire passer entre les barreaux, et je dus rapprocher le visage de mon amie en lui tirant les cheveux, sans quoi le sang ne rencontrerait jamais sa bouche.
Quelques gouttes y pénétrèrent, mais ce n'était guère assez pour qu'elle se réveille complètement. Seules ses égratignures se refermèrent. Je m'entaillai la peau plus profondément dans l'espoir de retarder la guérison et le sang coula plus vite et en plus grande quantité.
Les lèvres de Lucy remuèrent enfin et ses yeux papillonnèrent. Elle s'apprêtait à hurler quand je posai ma main sur sa bouche pour la faire taire. Quand elle croisa nos regards, elle fut rassurée de nous voir autour d'elle et tenta de s'asseoir.
J'entendis alors un grognement à une centaine de mètres. Je me levai, et Aaron me jeta un regard inquiet.
Nous ne sommes pas seuls.
- Je viens avec toi.
Je n'insistai pas.
Un autre grognement, puis une toux à peine étouffée. Nous étions à moins de trente mètres des bruits étranges, et je craignais de faire une mauvaise rencontre. C'était peut-être un piège.
Sally était à l'intérieur d'une cellule, appuyée contre le mur. Du sang maculait son visage et ses mains, et son chemisier était troué au niveau de son estomac. Ses cheveux blonds et bouclés étaient sales et éparpillés autour de son visage blafard.
Ma rage à peine contenue à son égard jusque-là se dissipa quelque peu. J'avais toujours envie de lui enfoncer un pieu dans le cœur, mais un sentiment de pitié s'était emparé de moi. Elle semblait dans le pétrin, et c'était un euphémisme.
Ses yeux mi-clos s'ouvrirent complètement quand elle remarqua qui se trouvait devant elle. La peur se lit sur son visage aussi claire que de l'eau de roche. Un rictus sardonique étira mes lèvres. Je pouvais enfin me venger.
Quand elle vit mes pupilles virer au rouge, elle se mit à balbutier et des larmes se formèrent aux coins de ses yeux.
- Ne... me tue pas... t'en supplie.
Je faillis rire. La proie qui devient la victime.
- Donne-moi une bonne raison de ne pas le faire, sifflai-je.
- Te dirai... tout ce que tu... voudras.
Puis elle regarda Aaron, en quête de compassion. Son regard se fit plus dur que du granit.
On ne risque rien à l'écouter, elle est à moitié desséchée. Ils ont dû la saigner à blanc.
- Mais d'abord... fais-moi sortir... de là.
J'eus un rire bref, cette fois-ci. Mais sec, et dépourvu d'émotion.
- Et que comptes-tu faire ensuite ? T'enfuir encore une fois ? N'y pense même pas.
- Je ne risque pas... d'aller loin.
Je ne fis pas attention à ses arguments.
- Tu sais que je te faisais confiance ? Tu étais mon amie, je t'avais confié des secrets, dévoilé mon point de vue par rapport à pas mal de choses, et tu m'as trahie. La seule chose à laquelle je pense en ce moment, c'est la façon dont je vais t'envoyer ad patres.
- Ne fais pas ça, s'il... te plaît. Je sais des trucs.
- Sur quoi ?
- Tu peux... me donner... sang... pour mieux parler, demanda-t-elle à Aaron.
Il hésita et me jeta un regard courroucé. Je mordis dans son poignet qu'il tendit à Sally. Le sang d'Aaron était sucré et doux. Sally avalait de longues gorgées, et elle ne semblait pas avoir envie d'arrêter.
- Ça suffit, ordonnai-je. Tu en as assez bu.
Je guéris rapidement Aaron, puis me concentrai sur Sally.
La porte du bureau de Mr Kade était verrouillée. J'avais brisé la nuque de Sally, histoire qu'elle ne nous fausse pas compagnie sur le chemin du retour, et Lucy allait beaucoup mieux. Mon sang avait fait son effet, une fois de plus.
Malgré toutes nos précautions, nous avions croisé un élémentaire et sa copine, en train de batifoler dans les couloirs. Le couvre-feu étant dépassé, le père d'Aaron les avait renvoyés dans leurs chambres respectives sans punition s'ils taisaient notre apparition. Ce qu'ils avaient accepté sans problème.
- Sally dit nous avoir trahis par jalousie, expliqua Aaron. Elle sait depuis le début que Roxane est l'Élue, mais elle a toujours voulu l'être elle-même.
Mr Kade, Chad et Lucy nous lancèrent des regards perplexes.
- Turner l'a croisée une nuit dans la forêt alors qu'elle cherchait un animal à vider de son sang, et il lui a gentiment proposé un marché. Elle n'avait qu'à me tuer pour qu'il fasse d'elle l'Élue.
- Mais c'est impossible ! L'Élue est unique, personne d'autre ne peut l'être. C'est présent dans ton ADN, alors à moins de le transférer dans le sien, chose quasiment impossible, je ne vois pas comment il aurait fait d'elle la sauveuse des vampires, rétorqua Chad.
- Surtout qu'il n'y gagnerait aucun compte, puisque l'absolution de la malédiction revient à détruire son clan, ajouta Lucy.
- J'y viens, dis-je. Si j'étais morte, Sally aurait été trop occupée à se vanter de son exploit, et donc, elle ne ferait pas attention à ce qu'il se tramerait réellement. Elle m'a assurée que Turner ne lui a rien révélé de plus que l'essentiel. Tout ce qu'elle sait, c'est qu'elle doit mettre fin à mes jours, quoi qu'il lui en coûte.
- Et tu insinues donc qu'elle a été assez idiote pour ne pas poser de questions, et juste agir ? s'enquit Chad.
Aaron prit la parole, la voix sèche et dure.
- Non, réfléchis. Quand elle s'est rendue compte qu'on avait percé à jour son petit manège, elle a été voir Turner, qui l'a convaincue sans aucun mal de choper ta sœur. Roxane étant sa coloc, elle aurait forcément été la première à remarquer son apparition, et donc elle ferait tout pour sauver son amie. Seule, avait pensé Turner.
- D'après lui, je suis assez courageuse -et idiote-, pour me jeter dans la gueule du loup sans vous. Il ne pensait pas que j'allais emmener Aaron et Chad avec moi. Et quand j'ai été capturée par Blake, à l'endroit où se trouve la trappe, elle a été surprise de les découvrir en ma compagnie, expliquai-je à Lucy.
Mr Kade compléta.
- Ton frère et mon fils ne t'ayant pas retrouvée, ont été obligés de faire demi-tour.
A ces mots, Aaron me jeta un regard plein de sous-entendus.
- Je leur ai dit que j'allais m'en sortir, et leur ai ordonné de partir à ta recherche. Ils ont râlé, bien sûr, mais ils m'ont obéi. Puis Blake m'a carrément attaquée, et elle m'aurait tuée si Mr Kade n'était pas arrivé à temps pour l'arrêter. Pour j'ignore quelle raison, elle a été obligée de se retirer de la partie. Quant à moi, j'étais à moitié morte, et je n'ai repris conscience qu'à l'infirmerie.
» Mais pendant ce temps, Turner avait mis la main sur Sally, et elle croupissait dans les cachots, à une centaine de mètres de toi. Tu n'aurais pas pu remarquer sa présence, mais elle savait que tu étais là. Elle ne pouvait tout simplement pas nous avertir.
- Ou elle ne le voulait pas, ajouta Chad, furieux. On ne sait toujours pas ce qui l'a poussée à agir de la sorte, si elle était assez intelligente pour savoir que même si tu étais morte, elle n'aurait jamais pu devenir l'Élue.
- Je crois que c'est assez clair, Mr Jackson, intervint le CPE. Elle a été menacée de mort, et pas seulement. Son père était également sur la touche, si elle ne tuait pas Roxane. La loyauté familiale est bien plus importante que l'amitié, surtout chez les vampires et loups-garous, où l'instinct animal et possessif est plus dominant.
Allongée sur le canapé, Sally remua les paupières et se frotta le visage.
Lorsqu'elle nous remarqua, ses yeux s'agrandir d'effroi.
- Ne me faites pas de mal, murmura-t-elle, les lèvres tremblantes.
- Nous n'en avions pas l'intention, la rassura Mr Kade, avant de lui briser à nouveau la nuque.