- Chapitre 30 -

Depuis le début
                                    

 L'Artiste acquiesça avec assurance, et sortit une bombe de peinture couleur forêt de son sac. Les portails, cela la connaissait. Chaque jour, elle en traçait plusieurs, sur tous les murs de Manchester. Elle ne pouvait donc pas se permettre d'échouer... Tandis qu'elle se perdait dans ses réflexions, elle peignait un cercle flottant, puis à l'intérieur son immeuble, pour savoir où elle allait. Sa porte allait fonctionner, elle en était sûre. Ils allaient pouvoir rejoindre les pupilles d'Inalén en vitesse, les sauver, et tout rentrerait dans l'ordre.

Du moins, elle le pensait. Dès qu'elle eut remis le bouchon de son aérosol, l'issue s'effondra, et l'encre éclaboussa son visage. Elle fronça les sourcils.

« Quelqu'un d'autre veut essayer ? »

Ainsi, ils se relayèrent. Tara ouvrit son récipient de sauce Yangnyum Jang, une recette qu'elle n'utilisait qu'en cas d'urgence. Quelques volutes de fumée odorante en sortirent, mais rien de plus. Le ciel de la Forêt perdue se couvrit. La Garde violoniste entama un air calme, puis y donna de la vivacité, jusqu'à ce qu'il s'apparente aux plus violentes symphonies qui soient. Un souffle de vent ébouriffa ses cheveux, et s'arrêta tout aussi vite ; une pluie drue se mit à frapper leurs têtes. Les deux autres Gardes s'associèrent pour créer une seconde porte, de bois et de verre, à l'architecture complexe et raffinée. Un point de lumière apparut en son centre... pour disparaître aussitôt. Au même moment, un éclair déchira les cieux et s'abattit sur la tour d'or, ce qui la fit rayonner d'un éclat aveuglant.

Au bout d'une demi-heure, un orage et une averse de grêle, ils conclurent qu'il était mieux d'arrêter.

« D'accord, je ne connais pas bien les règles des portails, mais là je ne comprends vraiment pas, déclara Tara lorsque la météo se fut calmée. Qu'est-ce qui ne va pas ?

— Je crois savoir », affirma Johanna.

La cuisinière n'avait jamais vu une expression aussi sombre sur le visage de son amie.

« On a saturé la fraction.

— Comment ça ?

— On... on y a ajouté trop de choses, expliqua Jaska d'une voix faible. Trop d'anachronismes, trop d'incohérences, trop d'intrus. Et comme ce monde n'était pas fait pour ça... il ne sait pas réagir. Alors il nous empêche d'utiliser la magie. Et nous ne pouvons pas produire suffisamment d'énergie créatrice pour le forcer à nous obéir.

— Alors c'est fini ? On est coincés ici ? »

À nouveau, des larmes roulaient sur les joues de Tara, et elle n'essayait même pas de les retenir. De toute façon, à quoi se contenir pouvait-il bien servir, en de telles circonstances ?

Jamais elle n'avait eu l'air si désespérée, si bien que Jaska sut qu'il se devait d'agir. Même s'il était épuisé, même si toute envie d'écrire l'avait quitté, il ne pouvait pas abandonner d'autres personnes dans une situation si déplorable. Ou du moins, il ne pouvait pas leur laisser penser que tout était perdu.

 « Je peux toujours essayer de consolider l'univers. Supprimer les anachronismes le rendra peut-être plus stable, et plus apte à nous permettre de créer de nouvelles choses... un portail, par exemple. »

Malgré les airs soucieux des Artistes — qui ne comprenaient sans doute pas grand-chose à ce qu'il marmonnait —, il tituba vers ses piles de feuilles, garnies d'écritures de toutes sortes. Après les avoir portées jusqu'à son bureau, et avoir longuement essuyé ses lunettes, il s'affaira à les déchiffrer. Au fur et à mesure de son inspection, il prenait des notes sur d'autres feuilles, pour remplacer les précédentes.

Ainsi, au cours de ce travail minutieux, il commença par supprimer toute trace de confort : son héros n'était pas censé avoir une tente si grande, ni une lampe à huile encore fonctionnelle. Lorsque son bureau disparut, il continua à écrire sur la terre mouillée, comme si rien n'avait changé. Puis il s'attaqua au nécessaire de survie : le peu de provisions qui subsistait brûla, et la moindre goutte d'eau potable se vaporisa. Enfin, il demanda à ses compagnons de détruire tout ce qui pouvait servir à invoquer la magie de l'art ; à la fois réticents et confiants en son idée, mais surtout dépités, ils obéirent. Comme à son personnage, il ne lui restait plus rien, à part une dernière feuille vierge et un stylo, à peine suffisants pour ouvrir une porte de sortie.

La Forêt perdue ne récompensa pas ses sacrifices.

Jaska ne le supporta pas. Il ramassa toutes ses notes, se dressa, et les déchira une par une, avec la même minutie que lorsqu'il les avait lues. Cela ne changea rien, mais son état impressionna les autres. Il leur semblait que la colère l'avait revigoré.

« Tu n'es qu'une ingrate ! cria-t-il à la forêt. J'ai fait des efforts pour te rendre magnifique, j'ai passé des semaines à te créer, à poser chaque pierre de tes temples, chaque animal de tes jungles. J'ai créé un personnage et je te l'ai quasiment offert en pâture. J'ai laissé son aventure inachevée, mais toi, je t'ai fini. Et quelques années plus tard, j'en viens à te reconstruire, pour que tu sois encore plus belle. J'en suis venu à tout perdre pour toi, ma santé, mon amour pour l'écriture, ma raison de vivre. Et tu ne me rends rien ! Tu pourrais au moins accepter de me laisser me reposer, après toute l'énergie que je t'ai consacrée ! Que veux-tu encore prendre de moi ? Mon corps, peut-être ?

— Jaska, tu pourrais peut-être...

— Non, Tara, je n'arrêterai pas. Tu sais ce que tu mérites, Forêt perdue ? De disparaître. D'être effacée, et oubliée à jamais. D'être sacrifiée, à ton tour, pour mon plus grand plaisir.

— Jaska, réfléchis, intervint Johanna d'une voix qu'elle tentait de garder assurée. Tu peux pas... tu ne peux pas supprimer une dimension entière. Un oiseau ou deux, je veux bien, mais là tu t'en demandes trop. Tu ne sais même pas ce qu'on va devenir !

— On va s'en sortir, parce que je ne la laisserai pas nous retenir plus longtemps. Son immolation produira assez d'énergie créatrice pour ouvrir un portail, de toute façon.

— Vous savez, bredouilla un des Gardes, je ne suis pas sûr...

— Inutile d'essayer de me contredire. Vous ne m'empêcherez pas de faire ce que je veux de ma création. »

 Personne n'avait jamais vu l'auteur dans un tel état ; il semblait possédé par une force vengeresse. Ses compagnons, désarmés, étaient incapables de prédire sa réaction s'ils tentaient de contrecarrer ses plans. Mais d'un calme olympien, comme s'il n'avait rien dit, il ramassa sa dernière feuille de papier, et son stylo. Il ferma les yeux, et prit une profonde respiration pour se préparer.

Puis il entama le récit de la fin de son monde.

Alors qu'il écrivait et luttait contre la fatigue, une tornade se forma au loin, arracha les arbres, souleva les vêtements des Artistes, siffla à leurs oreilles. Des éclairs tonnèrent, puis une pluie de rochers enflammés s'abattit sur la jungle. Les animaux hurlèrent et tentèrent de fuir, en vain : ils furent réduits en poussière. Ainsi, la Forêt perdue connut son apocalypse.

Et, en même temps, Jaska brillait. Au début, ce ne fut qu'une légère lueur au bout de ses doigts, puis elle se propagea à ses membres, et à son corps entier, chassé de tout épuisement. Ses veines scintillaient, alors que l'énergie créatrice se mêlait à son sang. Ses yeux, eux aussi, avaient quitté leur couleur iceberg habituelle, et pris une teinte dorée : l'art le submergeait. Comme si une voix le lui chuchotait, il tendit le bras au-dessus de lui. La lumière le délaissa aussitôt, et aveugla tout ce qui vivait encore.

*
*     *

Quand Johanna et Tara recouvrèrent la vue, leur ami gisait à leurs pieds, inconscient. Elles observèrent les alentours : un palais, un globe terrestre géant, quelques gratte-ciels, et plus loin cette immensité vert et bleu. Elles n'en revenaient pas... il avait réussi. Mais à quel prix ?

Avant qu'elles ne puissent s'en inquiéter, il leur restait une dernière tâche. Confier Jaska au Sénat, se procurer de nouveau du matériel artistique, partir pour la Terre. Quelque part à Florence, trois adolescents et une amie avaient besoin d'eux.

Artistes 1 - Le masque mimétiqueOù les histoires vivent. Découvrez maintenant