Artistes 1 - Le masque mimétique

- Chapitre 8 -

— Moi, je fais des portails à travers Manchester. Comme un réseau de métro, plus rapide et plus épais, dédié aux Artistes. Mais d'autres Artistes matérialisent leurs pensées, leurs personnages, ou alors influent sur les pensées et actes des autres, ou leur environnement. Enfin, c'est tout ce que je sais. Ça ne m'étonnerait pas que certains voyagent dans le temps, voient le futur, ou d'autres choses dans le genre.

— Ah non, clairement, c'est tout à fait normal...

— Tu vas devoir t'y faire, sinon tu ne pourras pas contrôler tes propres pouvoirs. Tu en auras besoin dans quelques jours, je te rappelle.

— Je sais bien. Et du coup, je fais comment ? Je dessine un truc, et ça apparaît devant moi ?

— Tu peux toujours essayer. »

Valentin était décidé à saisir cette chance de prouver à sa tutrice que non, contrairement aux idées reçues, il n'était pas qu'un adolescent boutonneux et effronté — quoique ce point se justifiait sans doute. Il sortit de son sac le carnet à dessins que lui avait offert sa mère, ainsi que quelques crayons et une gomme : il n'avait pas besoin de plus. Il s'étira, passa une main dans sa chevelure ébouriffée, et se prépara à créer.

Puis il jeta un œil autour de lui, et réalisa qu'il n'avait aucune source d'inspiration.

Il n'aimait pas dessiner sans modèle, mais il aimait encore moins perdre la face, alors il tira quelques lignes faussement déterminées. Puis une image se forma dans sa tête, qui lui fit gagner en enthousiasme et en assurance. Maintenant qu'il savait quoi faire, il pouvait se déchaîner sur son canevas. Il avait une manière de créer empreinte de rage, ainsi ses traits de crayon ressemblaient à des coups d'épée qui lacéraient la feuille. Pas une fois il ne toucha à sa gomme : il ne revenait pas sur ses erreurs.

Au bout d'une vingtaine de minutes, il avait terminé. Son portrait masculin avait la même prestance que son grand frère, la même chevelure bouclée que son petit frère, les mêmes yeux déroutants que lui, et le même sourire bienveillant que sa mère. Grisé par son art, il avait réuni toute sa famille dans un seul visage. Il était plutôt fier de lui.

« Alors, tu en penses quoi ?

— Décevant. »

Je vais te le lancer dans la gueule, tu vas voir si c'est décevant. Il gribouilla sur la feuille, sans considération aucune pour ce qui y était représenté, l'arracha de son carnet et la froissa en boule. Tout en déblatérant un flot d'insultes enragé, il se leva avant de la jeter dans un coin de la pièce, et réitéra l'opération avec le tiers du bloc de papier. Puis il souffla un bon coup, et s'écrasa dans sa chaise.

« Ça y est, t'es calmé ?

— Ça dépend. T'as décidé de dénigrer tout ce que je fais comme ça ? Je suis pas un Artiste, ou je sais pas quoi. Pas la peine de me le rappeler.

— Je n'ai jamais dit ça. Si tu n'en étais pas un, tu aurais déjà perdu la tête, à l'heure qu'il est.

— Mais j'ai déjà perdu la tête, à cause de cet endroit, et de ces gens ! Je me réveille tranquillement, et d'un coup on me dit que mes dessins sont magiques. Avant de finalement rectifier qu'on est pas sûrs de ça, et de m'envoyer à une mort certaine pour vérifier ! Bien sûr que ça me rend fou !

— Tu es un Artiste, peu importe ce que le Sénat te dit. Ils ont beau nous superviser, ils n'ont aucun pouvoir sur qui est Artiste, et qui ne l'est pas.

— Oui, enfin là, ils ont tous les pouvoirs sur mon avenir...

— Tu vas réussir, crois-moi. Inalén a trop besoin de toi pour que je ne te prépare pas à surmonter l'épreuve. Maintenant, laisse-moi t'expliquer deux minutes ce qui n'allait pas. »

Valentin se retourna, appuya son menton sur le dossier de sa chaise, et jeta vers sa guide un regard nonchalant.

« Je ne dis pas que tu dessines mal, mais que tu ne libères pas assez d'énergie créatrice. À te voir, je pensais que l'art t'investissait, mais apparemment, ce n'est pas encore le cas. C'est ça, et uniquement ça, qui me décevait.

— Je peux difficilement libérer de l'énergie créatrice si je sais pas ce que c'est.

— J'allais y venir. »

Avec sa voix agacée, Johanna donnait l'impression que recevoir ses explications était un privilège. Tout compte fait, elle ressemblait quelque peu à Inalén.

« Quand tu fais quelque chose, tu consommes de l'énergie, que tu prends dans ta nourriture. Tu vois ?

— Niveau biologie, je me suis arrêté là, ouais.

— Eh bien, tu es non seulement un consommateur d'énergie normale, mais aussi, en tant qu'Artiste, un producteur d'énergie créatrice. Il se peut que tu en aies déjà subi les effets, en voyant une œuvre d'art magique, mais désormais, tes propres œuvres en créent. Tu peux la stocker pour plus tard, ou l'utiliser pour réaliser des actions surnaturelles. C'est ce qui permet toute cette magie, tous ces portails... et toutes ces actions sur l'Artivers et la Terre.

— Et du coup, mon problème, c'est que ce que je fais est pas assez... créateur. Comment je règle ça ?

— C'est compliqué. Déjà, tu peux progresser. Tu as quelques problèmes d'anatomie, tu gagnerais à être plus précis et proche de la réalité — comme c'est ce que tu cherches à représenter, il me semble. Et si tu pouvais apprendre à dessiner correctement de mémoire, en situation de crise, ça pourrait t'aider. Mais en règle générale, il faudrait stimuler ton inspiration. Tu devrais avoir des bouffées d'inspiration. Sentir l'art te transcender, quand tu dessines.

— On dirait un film de fantasy... "Tu dois sentir la force en toi, jeune padawan !" Ou alors c'est de la science-fiction, je confonds toujours les deux... Sérieusement, ça m'aide en rien.

— Science-fiction, et attention, Jaska t'incendiera si tu te trompes devant lui. Sinon, je comprends, mais je ne peux pas te l'expliquer mieux. La magie de l'art, c'est pas quelque chose qu'on peut vraiment théoriser.

— Et du coup, on fait quoi, pour que l'art me transcende ?

— On pratique. Prépare ton poignet, parce qu'on ne s'arrêtera pas tant que tu ne seras pas prêt. »