31. Un pacte contre les illusions (3/3)

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Les yeux du boiteux s'arrondissent. Rachel inspire entre ses dents serrées. Ses doigts poisseux étreignent la poignée de son épée un peu plus fort que nécessaire.

La Saucisse lève une truffe suppliante, une plainte au fond de la gorge. Ses oreilles se rabattent en berne. Il tremble, recroquevillé entre les bras protecteurs.

Léonore esquisse un pas, Rachel la devance. Avant même d'avoir vraiment réfléchi à la signification de son geste, à son serment de ne laisser aucun lien entraver sa quête, elle s'interpose, le poing luisant d'écarlate.

— Ne faites pas de mal à cet animal – quoi qu'il soit.

Une montagne de glaise ébranle le sol derrière Léonore, en parfait garde du corps. Un madrier de bras se lève comme pour écraser une mouche importune. Elle se raidit.

— Non ! interrompt la reine.

La scène se fige sous l'injonction. Plus personne ne remue une boucle de cheveux, même l'incorrigible broyeur de couleurs se tient coi. Le voile mouvant du brasier extérieur repeint les ombres d'un noir de suie. Le golem attend derrière sa protégée, poing dressé, les braises rivées sur Rachel. Il a dû recevoir des ordres précis. Elle le défie d'une grimace revêche. Léonore lui renvoie un regard déstabilisant, partagé entre la candeur d'une pucelle et la profondeur d'une sagesse ancienne.

— Je ne vais pas lui faire de mal. Je peux lever sa malédiction.

La voix langoureuse s'enroule avec un frisson, presque à bout de souffle, comme si elle avait parcouru un chemin inconcevable, à travers les mondes et les âges, pour s'étioler dans cette entrée de château, perdue au milieu d'une bataille, sous les ondes brûlantes d'un incendie.

— Sa malédiction ?

Le regard dissymétrique s'absente dans un lointain inaccessible.

— Oui, mon époux l'a maudit autrefois. Je peux lui rendre son apparence d'origine.

Rachel hésite, le temps d'un battement de paupières. S'adresse-t-elle encore à la pucelle qu'elle a sauvée des eaux ou à un être qui dépasse l'entendement ? Elle l'ignore. Cependant, ce qu'elle sait au fond de ses tripes, c'est que La Saucisse n'a jamais été un cabot comme les autres. Combien d'années vit un chien ? En dix ans, son indéfectible compagnon n'a pas pris une ride. Un mystère l'entoure, comme pour tout le reste.

Alors, avec un relâchement de muscles, elle abaisse son épée et s'écarte d'un pas. Le poing de glaise redescend en miroir. Deux braises incandescentes la surveillent.

Léonore se penche sur le boudin poilu lové dans les bras du boiteux. L'animal ne tremble plus. Il semble attendre, aussi expectatif que l'étrange assemblée suspendue à des lèvres rosées. Elles s'entrouvrent sur des syllabes insolites, chargées de mystères et d'un parfum d'outre-monde. Rachel sent une démangeaison s'immiscer avec elles, comme si un valet trop zélé lui récurait les os. Le chien tortille son postérieur, pousse un jappement plaintif qui se transforme en long hululement. Tout son corps s'arque.

Rachel voudrait intervenir, mais ses bottes sont de plomb, son épée pèse aussi lourd qu'une enclume. Sous ses yeux effarés, les contours de l'animal se déforment, se boursouflent, oscillent. Les poils se résorbent sur un cuir d'un beige tanné, les griffes s'allongent sur des doigts maigres, les oreilles se flétrissent, les babines s'élargissent sur un rictus craintif prolongé d'une broussaille de barbe vert-de-gris. Deux yeux jaunes encadrent un nez en bec de canard.

Le broyeur de couleurs lâche la créature avec un cri. Elle atterrit sur des pieds poilus, les épaules un peu voûtées, un bras replié sur son ventre à l'image du vieux peintre.

Trois coups de pinceau pour un songeWhere stories live. Discover now