27. La guerre aux trois visages (2/3)

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Rachel masse sa nuque raidie de sa nuit trop courte. Quelques volutes s'échappent de ses lèvres et planent au-dessus du miroir imperturbable de la rivière. Le ciel matinal s'habille de cette nuance de bleu limpide pas encore écrasée des rayons du soleil. L'astre s'étire à peine par-dessus le rideau des saules et couronne les remparts du château d'un liseré d'or.

Il va faire beau, aujourd'hui.

Des silhouettes indistinctes s'agitent sur le chemin de ronde, mais personne ne regarde vers l'à-pic rocheux ou les ombres de la berge. L'attention des défenseurs est tournée vers la route, le pont sur le Beuvron et la rumeur encore lointaine d'un piétinement en approche.

Rachel a à peine grappillé quelques heures de sommeil agitées au cœur de la nuit, plus par crainte de s'égarer dans les bois que par véritable aspiration au repos. Toute notion de répit la fuit. Un élancement régulier prend naissance sur chaque carré de son bras et remonte jusque dans son épaule. Même si le cataplasme soulage localement, elle a l'impression qu'un feu couve sous la surface. En dépit de la fraîcheur matinale, de la sueur perle sur son front ; sa respiration est plus appuyée qu'à l'habitude ; un léger tremblement habille ses gestes. Elle est suffisamment instruite des arcanes du corps pour savoir que ce n'est pas bon signe.

Léonore a dit que les blessures de cette saleté de bestiole étaient mortelles. Il faut croire que le simple contact avec le venin ne l'épargnera pas plus. Elle va juste cuire à petit feu, le temps que cette cochonnerie la grignote jusqu'à la moelle. Cependant, avant de tirer sa révérence pour de bon, elle doit réclamer justice, sans plus tergiverser.

Rachel grimace. La prudence lui recommanderait d'attendre le couvert de l'obscurité et le sommeil des occupants. Toutefois, même si le fauve assoiffé au fond de ses tripes acceptait un tel délai, elle ne peut se permettre ce luxe. Elle aura besoin de tenir debout, et même de manier l'épée avec une certaine virtuosité, si elle veut l'emporter contre Achéric. D'après Roland, sa réputation de redoutable bretteur n'est pas surfaite. Tant pis pour la prudence ! Elle espère se glisser jusqu'à son objectif en toute discrétion. Après tout, elle connaît bien les couloirs du château.

Elle plonge les rames entre les lentilles d'eau sans une éclaboussure. La légère embarcation de pêcheur empruntée au village voisin se détache du rideau des saules pour s'aventurer au milieu du Beuvron. C'est le moment délicat. Les yeux rivés sur les hautes arcades de l'atelier, peut-être dix toises au-dessus d'elle, elle retient sa respiration. Si Blaise Fayet s'y trouve, plongé dans son occupation favorite, un simple coup d'œil lui révélera sa présence. Encore plus haut, sur les massives tours crénelées, un archer pourrait la planter comme à l'exercice. Une cible parfaite, en somme.

Une pensée mesquine s'égare vers les eaux opaques sous la mince épaisseur de bois. Elle n'a aperçu aucune crête bardée de piquants. Pour autant, elle espère que l'espèce de crache-flammes de l'autre nuit n'avait pas une cousine dans les environs.

Plus que quelques coups d'aviron et l'aplomb de la muraille l'abritera de toutes sortes d'yeux indiscrets. La Saucisse s'aplatit au fond de la barque, le museau dans un reste de flaque. Depuis qu'elle a repris la route, aux premiers frémissements d'aurore, il n'a cessé de lui tourner autour en gémissant, comme pour la dissuader de cette folie. Toutefois, rien ne pourrait la détourner de son objectif ! Une faim inassouvie depuis trop longtemps la dévore.

Sur un dernier coup de rame, la proue racle les arêtes découpées de l'éperon naturel. Une maçonnerie infranchissable épouse le rocher et s'élève au-dessus de sa tête. C'est du moins ce qu'affirment ses sens. Elle sait que c'est faux. Il existe une brèche, un passage. Où ? Tous ces replis se ressemblent. À la lumière du jour, elle peine à retrouver les repères de leur fuite nocturne.

Trois coups de pinceau pour un songeOù les histoires vivent. Découvrez maintenant