32. Les trois lettres de vérité (1/2)

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Léonore se détache de l'intensité acérée du regard au prix d'un effort. La résolution meurtrière de la mercenaire ne laisse aucun doute sur ses intentions. Brigit s'agite. La récente tournure des événements l'inquiète. Ses murmures deviennent plus pressants. Depuis qu'elle l'a invitée à s'exprimer par ses lèvres, des souvenirs étrangers perturbent ses propres sentiments ; un baiser sous la lune, une couronne sur son front, le chant d'un poème entre des pierres moussues. Son cœur se languit d'une étreinte qu'elle n'a pas connue. Est-elle encore elle-même, comme elle l'a affirmé à Florimond ?

« Méfie-toi de cette Rachel, elle n'a que haine à l'esprit. »

Léonore prend une inspiration et barricade ses pensées.

— Venez, le roi se trouve sûrement dans une des chambres de l'étage.

— Attendez ! intervient Florimond. Et maître Leonardo ?

Da Vinci agite la main avec un sourire d'encouragement.

— Ne vous préoccupez pas de moi. Je ne suis qu'un vieil homme qui a fait son temps. Si François de France est réellement dans ce château, vous devez le sauver. Je vous attendrai ici.

— Ce n'est pas sûr, ici. On se bat dans la cour ! proteste son apprenti.

Il piétine au bas de l'escalier. Son regard balance entre l'enfilade de marches et la barbe grise du vieillard, partagé entre deux impulsions contraires. Comme pour lui donner raison, un chœur d'exhortations, de grognements et de fer violenté enfle au-dehors. Une haleine torride propulse un tourbillon d'escarbilles enflammées par le seuil. Sous son épaisse tenue de monte, Léonore sent la transpiration perler dans son dos. Chaque inspiration lui cuit les poumons à petit feu. Heureusement qu'elle ne porte pas de bustier lacé, elle aurait déjà défailli !

— Derrière l'escalier, au fond, porte de droite, intervient Rachel du ton lapidaire d'un capitaine distribuant ses ordres. C'est un office pour le service de table. Sans doute désert. Vous y serez en sécurité.

Leonardo da Vinci acquiesce sans un mot de plus et contourne le pilastre dans la direction suggérée, toujours en possession du ballot rassemblant coupelles et pinceaux.

Florimond jette à la mercenaire un regard noyé d'une reconnaissance éternelle, mais elle s'est déjà élancée dans l'escalier avec un rictus à éventrer le premier troll venu. Le korrigan la suit sur ses talons, tout aussi grimaçant. Son bras semble en piètre état. Malgré tout, ses pieds poilus avalent les marches sans hésitation.

Léonore leur emboîte le pas. Dans sa poitrine, des coups sourds ponctuent chaque enjambée d'un tambour guerrier. Des pieds d'argile l'escortent dans un tremblement de grosse caisse. Tout derrière, le trébuchement bancal de Florimond ferme ce cortège martial insolite.

Rachel atteint le palier avec une longueur d'avance, s'oriente d'un regard à la ronde et file, à l'opposé de l'aile que Léonore a brièvement habitée. Elle hésite à poser une question, mais se retient. La mercenaire connaît le château, elle est leur meilleure guide.

Elle les entraîne au pas de course dans une enfilade de salles. Léonore entraperçoit, d'un œil, des meubles luxueux dans un décor lambrissé, qui se fondent, de l'autre, sur des vestiges entoilés d'araignées, sous des draperies de lierre. Au bout de ce corridor de tromperies, Rachel s'arrête devant un battant ouvragé, frappé d'armoiries délavées par le temps.

— C'est la dernière pièce de cette aile. La chambre seigneuriale.

Elle brasse les épaules, ramène son épée, tire la porte d'un élan sec et bondit à l'intérieur.

Léonore pénètre sur ses talons. Un baldaquin outrancier trône en face d'une cheminée au manteau de marbre sculpté. Les fêlures de la pierre et les accrocs de la courtine se confondent avec l'opulence de l'illusion dans un hiatus qui lui barbouille l'estomac.

Trois coups de pinceau pour un songeWhere stories live. Discover now