31. Un pacte contre les illusions (2/3)

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Rachel débouche sur le chemin de ronde dans une claque de tumulte et une chaleur de forge. Elle a l'impression d'avoir glissé la tête sous le bourdon de l'église sonné à toute volée. Des exhortations guerrières, des sifflements acérés et des hennissements affolés lui fouettent les tympans. Un vent brûlant lui racornit les sourcils et lui tapisse la gorge d'un goût de cendres.

Juste devant elle, un soldat aussi velu qu'un ours, concentré sur l'affrontement en contrebas, relève une grimace surprise de la visée de son arbalète. Sans lui laisser le temps d'ouvrir son museau, elle lui aère les tripes d'un revers de lame et le bascule vers la cohue de casques, piques et piétinement.

Elle évalue la pagaille d'un œil à la ronde. L'armée royale a envahi la cour et lutte, montée, contre une marée de piétaille. Des flammes de la taille d'un beffroi dévorent le toit des écuries et lèchent l'aile droite du corps de logis. La chaîne de seaux qui tentait de contenir le désastre gît abandonnée près du puits. Une silhouette de bûcheron se démène non loin de la margelle pour organiser la défense. Les doigts de Rachel se serrent sur la poignée de son épée à l'étrangler. Achéric est sorti de son trou humide. Les rats ont la vie dure !

L'ombre d'un mouvement attire son attention vers l'entrée principale. La porte bâille sur le seuil désert. Personne. Elle glisse un regard derrière elle. Son acolyte maigrichon contemple la mêlée d'un air de parfait ahuri, les yeux écarquillés, la mâchoire tombante, le chien pressé contre son ventre. S'il ne lui avait pas sauvé les fesses par deux fois, elle douterait de la sagesse de traîner un broyeur de couleurs boiteux en plein milieu d'un champ de bataille. Même ainsi, elle se demande si elle n'est pas en train de commettre une grossière erreur.

— Suis-moi, de près ! grogne-t-elle.

Il acquiesce d'un mouvement de menton un peu fébrile. Elle s'élance sur l'étroite bande de pierre. Pas la peine de s'attarder pour fournir une cible tentante à quelque arbalétrier aux doigts chatouilleux.

Heureusement, la plupart des soldats ont déserté les lieux pour s'entasser dans la cour et trépasser sous les lames justicières des beaux seigneurs. Le chemin de ronde n'abrite qu'une poignée de tireurs, plus occupés à décharger leurs carreaux qu'à surveiller leurs arrières.

Elle se taille un passage dans les rangs dégarnis. Fort opportunément, l'enfilade empêche ces messieurs de l'aligner en pelote d'épingles. Son épée vole sous une volonté propre, elle se contente de couler à sa suite. Ses pensées se fondent dans une danse meurtrière. Un pas, un balancement, un saut. Des images d'une violence dépourvue de signification se superposent au grondement permanent dans ses oreilles : l'éclat du fer, un rictus torve, une giclée carmin. Un liquide tiède glisse sur sa lame et s'infiltre entre ses doigts. La sueur lui coule dans les yeux. Un monstre rugit dans ses entrailles ; il l'effraie de sa sauvagerie et la rassure en même temps par la familiarité d'une longue cohabitation.

Une flèche siffle à ses oreilles, une brève morsure lui rase la joue, un hoquet étranglé retentit derrière elle. Elle ne se retourne pas.

Le combat se découpe en suite d'instants figés. Enveloppée dans cette bulle hors du temps, elle franchit la tourelle d'angle, dédaigne l'escalier de pierre vers la cour, repousse d'un coup de botte le gaillard vociférant qui y monte et atteint la porte du corps de logis. Pourvu qu'elle ne soit pas barricadée !

Le battant pivote sous sa poussée. Elle s'engouffre sous un baume de silence, de pénombre et de fraîcheur. L'épaisseur des pierres les protège de la rumeur ronflante de l'incendie. Le chien toujours calé au creux du ventre, le boiteux débouche sur ses talons, rabat la porte du pied et tire la clenche. Il l'a suivie. Il a tenu le rythme de leur traversée des Enfers. Il y a bien plus de ressources dans ces os de gringalet que n'en révèle le premier regard.

Trois coups de pinceau pour un songeWhere stories live. Discover now