13. L'art et la manière d'affronter un dragon (1/2)

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Une rivière de nuages orangés s'écoule au-dessus d'un corps de logis fortifié sorti tout droit du siècle dernier – si ce n'est même de l'époque de Charlemagne. Ce château ramassé derrière son rempart crénelé n'offre qu'une lointaine parenté avec les ailes élégantes d'Amboise, ses clochetons élancés et ses fenêtres lumineuses. Deux tourelles trapues fendues de meurtrières suspicieuses chaperonnent le bâtiment principal comme la plus précieuse des pucelles. L'accès à l'épais portail clouté de bronze passe sur un pont de bois jeté au-dessus d'une ravine broussailleuse. Le tout s'accroche sur un promontoire rocheux qui surplombe le méandre paresseux d'une petite rivière.

Depuis le couvert des arbres, Florimond évalue les deux bonnes toises du mur d'enceinte, le renfoncement austère du porche d'entrée et les fenêtres, lointaines, inaccessibles des pièces d'habitation. Les lieux sont complètement déserts : pas un garde en faction, pas un paysan en vadrouille, pas même un lapin imprudent.

La piste de la charrette s'arrête à cette muraille infranchissable. Fin de la balade. Pas de Léonore.

D'ici une heure, deux tout au plus, il fera aussi sombre que dans le four de Mathurine. Sur l'échelle d'attrait des activités, traverser la forêt de nuit se situe non loin de plonger dans une fontaine après un vol plané.

Florimond ignore tout des lieux, jusqu'au nom de la rivière voisine. Ses pérégrinations autour d'Amboise ne l'avaient encore jamais mené si loin. Son vague espoir consiste en un troupeau de toits tuilés, entraperçu juste après le pont de rondins. Il peut sans doute mendier une place dans une grange à ce village, avant de rentrer le lendemain, tête basse et pieds traînants.

Quelle autre solution lui reste-t-il ? Il se voit mal frapper à la porte du château pour s'enquérir auprès du seigneur des lieux : « Bien le bonjour, Messire. Pardonnez-moi de vous importuner. N'auriez-vous pas séquestré une jeune fille dernièrement, par le plus grand des hasards ? » Aussi aimablement formulée soit-elle, la sollicitation risquerait d'être mal perçue.

Pourtant, il aimerait en avoir le cœur net. Que cachent ces pierres assombries de couchant ? Son regard erre sur la frontière crénelée à la recherche d'une illumination, puis s'immobilise sur un hêtre peut-être aussi vieux que le château lui-même, à seulement trois ou quatre toises du fossé. Son tronc couturé se sépare sur quatre solides madriers, épais comme deux hommes, qui grimpent à l'assaut du ciel. La couronne de ramure concurrence la plus haute tour et les feuilles printanières n'ont pas encore envahi la chevelure de ce roi de la forêt.

Florimond s'humecte les lèvres. De là-haut, il pourrait voir par-dessus les remparts, observer la cour, voire distinguer l'éclat doré d'une tresse. Il n'a pas terminé de formuler sa pensée que ses pieds s'ébranlent. Il appuie une paume révérencielle sur l'écorce enrubannée de lierre et se perd un instant dans le labyrinthe majestueux des rameaux. Son hésitation s'envole. Juste un coup d'œil et il redescend.

Il pose son bâton contre le tronc, glisse un pied dans une rainure et se hisse au carrefour des quatre bras tentaculaires. L'un d'eux s'incline vers le front crénelé du château, comme pour le bénir de sa sagesse végétale. À califourchon sur ce pont vertigineux, Florimond s'agrippe aux ramilles naissantes et progresse en reptation. Un espion rusé ou un gros ver sorti de son trou en quête d'un tendre bourgeon ? Une toise plus bas, Filou l'observe, truffe en l'air, une plainte dubitative au fond de la gorge.

Il s'élève, pouce après pouce, encouragé par un martèlement contre ses côtes. Florimond, preux chevalier, pourfendeur de dragon, protecteur de la veuve et de l'orphelin, et roi des limaces !

Un vent taquin sème quelques boucles dans ses yeux, agite les frondaisons, hulule un défi moqueur. Son support oscille dans un va-et-vient périlleux et se rétrécit comme un fusain trop usé. Il n'ose pousser sa chance trop loin. Il se redresse, cale un pied dans l'encoignure d'une branche et s'accroche à un autre doigt d'écorce. Ce perchoir mouvant lui offre la vue convoitée.

Trois coups de pinceau pour un songeWhere stories live. Discover now