25. L'arpenteur de rêves

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Léonore laisse refluer l'excitation de la galopade débridée, se retourne sur les étriers et lève le nez vers le parapet crénelé de la tour Heurtault. Deux immenses ailes de chauve-souris en émergent et avalent les étoiles en silence, tel un prédateur en chasse. Elles pivotent au-dessus de la cour commune, puis planent en direction des jardins royaux, selon ses recommandations au pilote. À cette heure, la pénombre feutrée des allées offrira un terrain d'atterrissage à la fois discret et sans risque d'accrochage.

Depuis son départ de Bléré, la nuit a pris ses aises sur la campagne tourangelle. Les grappes de dames ont depuis longtemps replié leurs corolles parfumées vers le confort des salons lambrissés et la chaleur de l'âtre, pour un souper ou une soirée de causerie. À l'entrée du château, les factionnaires n'ont soulevé aucune question devant la jeune noble en élégante tenue de monte, encadrée de deux soldats en livrée rouge et blanc. Elle a cité le nom de son père et les hallebardes se sont écartées. La vie mondaine d'Amboise se poursuit souvent tard après le coucher de soleil.

Léonore met pied à terre et tend les rênes au brave caporal tiré de sa soirée de repos pour galoper à travers champ en escorte de la fille de son seigneur.

— Conduisez les chevaux à l'écurie, je vous prie. Et attendez-moi dans la salle des gardes. Je dois retrouver mon père et mon frère. J'ignore combien de temps me sera nécessaire.

— Bien, Mademoiselle.

Le soldat incline sa moustache sans protester, rassuré sûrement par les hauts murs d'enceinte et la collection de défenseurs. Quel mal pourrait advenir en plein cœur de la forteresse royale ? Pourtant, la paix sereine de cette cour tapissée d'obscurité se voile d'une fragrance funeste qui hérisse la nuque. Tout est calme, trop calme. S'il était arrivé malheur au roi, le palais serait en ébullition. Doit-elle en déduire qu'elle a détruit le tableau à temps et que son père a repris ses esprits ?

Pendant que son escorte s'éloigne avec les montures, elle part à grandes enjambées vers les allées des jardins, aussi droites qu'un régiment au garde-à-vous.

Une masse sombre tranche l'harmonieux alignement des buissons taillés. Certains massifs affectent même un air un peu chaviré. Le jardinier royal risque de ne guère goûter la métamorphose de son labeur en terrain de jeu pour apprenti pilote. L'ornithoptère s'est posé entre roses et églantines. Les rayons de lune nimbent les plumes peintes d'une beauté sauvage. L'espace d'un battement de paupière, elle contemple un oiseau de feu majestueux prêt à prendre son essor.

Florimond effleure l'encolure de son destrier ailé avec, aux lèvres, le sourire radieux du cavalier après un galop débridé. Puis il se dandine jusqu'à elle, toujours équipé de son énorme sac.

— Eh bien, nous voilà de retour à notre point de départ de l'après-midi. Quelle est la suite du plan ?

— Inutile d'espérer atteindre directement le roi. Commençons par trouver ma famille. Je dois savoir s'ils vont bien.

Une anxiété lui grignote les entrailles ; elle se souvient de la forme prostrée de Rachel au milieu de l'atelier d'Eochu. Comment son père a-t-il réagi quand elle a brisé le cadre ?

« La perte d'une illusion représente toujours une épreuve. Il est difficile, pour un homme comme pour un faé, de contempler ses propres actes dépouillés de leur voile de beauté trompeuse. »

Léonore se mordille la lèvre. Parfois, elle préférerait que Brigit cesse de répondre à ses questions intérieures – surtout s'il s'agit d'attiser sa nervosité. Mais l'ancienne reine a décidé de l'abreuver de sa sagesse, pour le meilleur comme pour le pire.

Elle entraîne Florimond vers les sombres arcades du corps de logis, lorsqu'un bruit incongru la fige sur place.

— Attends !

Trois coups de pinceau pour un songeWhere stories live. Discover now