29. Au nom d'un bloc de granit (1/2)

36 12 96
                                    

— Lâche-moi, Magen ! ordonne Rachel pour la troisième fois, sans plus d'effet que les deux premières.

Elle serre les dents de frustration. La poigne de glaise la maintient dans un étau inflexible qui lui broie les côtes. La pression avive les cloques de son bras jusqu'aux larmes. Elle s'agite en vain dans un brouillard trouble, suspendue à deux pieds du sol par le golem qu'elle a elle-même façonné.

Le colosse l'a portée dans l'atelier et depuis, il attend, aussi impavide que l'étrange pierre qui a poussé au milieu de la pièce. Rachel ignore ce qu'elle signifie, mais sa forme creusée lui évoque une sorte de siège primitif, au demeurant sûrement très inconfortable. Le seigneur de Candé a écarté ses précieux chevalets pour lui céder la place d'honneur. Pour autant qu'elle sache, ce bloc de granit d'un goût douteux pourrait aussi bien servir à quelque rituel sanglant ou autre sorcellerie. Elle préfère ne pas attendre le retour du maître des lieux pour découvrir sa véritable fonction.

— Je suis ta créatrice, tu dois m'obéir ! tente-t-elle.

— J'Obéis, roule une voix du tréfonds.

Rachel s'interrompt dans ses gesticulations et cligne des paupières pour s'éclaircir la vue. Au moins, le Protecteur répond. Une première victoire. En se tordant le cou, elle entraperçoit l'angle de la mâchoire, mais évidemment le visage d'argile ne révèle aucune émotion.

— Si tu m'obéis, alors qu'attends-tu pour me relâcher ?

— Mes Instructions Disent D'Obéir Au Seigneur De Candé. Le Seigneur De Candé Dit De Ne Pas Obéir À Ma Créatrice. Le Seigneur De Candé Dit D'Attendre Ici Et D'Attraper Les Intrus Venant De L'Escalier. J'Obéis.

Il dévide ses consignes d'un ton monocorde qui vibre jusque dans les os. Rachel pousse un cri de rage et rue de quelques coups de pieds avec pour seul effet de s'arracher un peu plus la peau du bras. Elle est stupide, doublement stupide ! Stupide d'avoir cédé le commandement du golem à cet ensorceleur, stupide d'avoir cru le passage sans surveillance. Elle a commis la première erreur sous l'influence de l'envoûtement ; la seconde pourrait bien causer non seulement sa perte, mais l'échec de sa quête de justice, le naufrage d'années entières ciselées dans cet unique but. L'aboutissement lui échappe au moment où elle croyait s'en saisir. Un goût d'amertume lui râpe la gorge. N'y a-t-il aucune échappatoire ?

— Je change mes instructions ! Tu ne dois plus obéir au seigneur de Candé.

— Mes Instructions Disent De Ne Pas Obéir À Ma Créatrice, contredit le golem sans vergogne.

Rachel se débat de plus belle, attisée par un feu au relent de désespoir.

— Tu es Magen, le Protecteur du Peuple élu, éveillé par la volonté de Dieu ! fulmine-t-elle. Ton devoir est de défendre les faibles et les innocents contre l'injustice, de redresser les torts. Je t'ai créé pour cela.

— Je Suis Magen, confirme-t-il de son timbre d'outre-tombe. Mon Devoir Est D'Obéir. Ainsi Est-Il Écrit.

Rachel secoue la tête. Un rugissement de frustration lui échappe, le râle d'un fauve pris au piège. La discussion tourne en boucle ; elle ne déniche aucune faille dans la carapace d'asservissement de sa création. Impossible de raisonner avec ce tas de glaise plus obstiné qu'un certain broyeur de couleurs ! Ses pensées, un peu malmenées par des signaux de panique, ne lui offrent aucune idée lumineuse.

Une voix mélodieuse, enjôleuse, haïssable tranche ses derniers brins d'espoir.

— Tiens donc. Qu'as-tu trouvé là, Magen ?

Elle relève la tête.

Blaise Fayet la toise depuis le seuil, toujours aussi insolent dans sa beauté étourdissante et son luxueux pourpoint. Une autre figure, tout aussi ciselée, l'accompagne comme pour un bal. Rachel bat de cils décontenancés. Comment la pucelle est-elle revenue dans ce château ? Un voile diffus traverse le regard dissymétrique, telle une ombre de chagrin, puis s'étiole. Elle n'esquisse aucun geste, ne proteste pas. Est-elle envoûtée, hypnotisée par le charme de la bête ?

Trois coups de pinceau pour un songeWhere stories live. Discover now