14. Comme un parfum suranné

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Léonore arpente une rue pavée de flaques de lune sous la bénédiction d'une rivière étoilée. Un parfum de rire insouciant, de baiser sucré et de paix fragile enroule une écharpe familière autour de son cou. Partout, des tours lancent leurs troncs plissés à l'assaut du ciel, des grappes de fenêtres ogivales la suivent depuis les hauteurs, des passerelles audacieuses courent de toits en balcons comme un réseau de lianes.

Elle est déjà venue ici.

Quand elle était plus jeune, elle s'effrayait de cette architecture fantasque, des plantes insolites enlacées entre les pierres, de la voûte céleste d'un autre monde, mais surtout, par-dessus tout, des fantômes sans visage tapis dans les ombres. Encore aujourd'hui, alors qu'elle a apprivoisé le rêve, elle sent leur frémissement sur son passage, leur attention posée sur sa nuque, leur attente mystérieuse.

Parfois, elle distingue leurs formes nébuleuses, nichées au bout du regard. Certains ressemblent à des anges pâles ; d'autres, racornis et voûtés, ou longilignes et graciles, n'ont rien d'humain. Qui sont-ils ? Des reflets de réalité, des rêveurs égarés, des âmes frappées d'interdit ? Le secret de leur silence repose en chape épaisse sur la ville abandonnée.

Léonore relève l'ourlet de sa robe couleur poème pour gravir quelques marches, caresse les filaments soyeux d'une tapisserie de mousse émeraude et s'avance dans la trouée circulaire au cœur du songe.

Sur les dalles déchaussées, une pierre l'invite.

C'est une simple meule de granit, pailletée de toutes les nuances de gris et repeinte d'un filet argenté tombé des étoiles. Un creux patiné esquisse les contours de quelque siège primitif. Quel que soit le chemin qu'elle emprunte à travers le lacis des rues, ses déambulations la conduisent invariablement à ce témoin silencieux dont elle ignore la signification.

Elle s'approche. Les spectres s'agitent au fond des flaques d'ombre. Ils attendent, comme elle ; mais la cité est condamnée, les habitants dispersés ; la pierre ne chante plus.

Les yeux mi-clos, Léonore se remémore la joie des fêtes sous la lune, la splendeur des arches élancées, la prospérité du royaume. Son cœur se languit d'un passé révolu ; sa mélancolie s'écoule en complainte de ses lèvres dans une langue inconnue.

Surgi d'une autre réalité, un trait de feu fend la nuit. Les fantômes fuient, les plantes se fanent. Le faisceau s'élargit sur un pinceau de lumière qui déchire le voile du rêve.

*

Léonore gémit sous une couverture, perdue entre deux mondes, puis la ville mystérieuse disparaît dans un tourbillon. Elle papillonne des paupières dans un rai diffus, faufilé par les carreaux d'une haute fenêtre. Les contours d'une chambre étrangère s'affinent à mesure que s'estompent les brumes du sommeil. Elle se redresse sur un coude avec un pincement décontenancé. Où est-elle ?

Une douleur sourde dans son épaule lui rappelle une volée de corneilles, une course débridée, une plongée dans des eaux troubles. D'autres images s'ensuivent, semées de bribes de discussion, et complètent le tableau de sa situation.

Léonore s'assied et se masse les tempes. Jamais son vieux rêve d'enfance n'avait paru aussi réel. Elle se remémore les moindres détails ; ils s'avivent, presque plus tangibles que cette pièce imprégnée de sueur rance et d'arômes de plantes. Depuis combien de temps croupit-elle ici ? Plus d'une journée. Deux, peut-être trois ? La profondeur de ses sommeils n'est pas naturelle. Les potions de la mercenaire ne contiennent pas qu'un remède contre la fièvre. Elle tâte son front, inspire. Les décoctions sont cependant efficaces. Elle se sent mieux, sa respiration a cessé de siffler.

Trois coups de pinceau pour un songeNơi câu chuyện tồn tại. Hãy khám phá bây giờ