2. Trois rois pour une couronne

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 Au travers du jet irisé de la fontaine, Léonore suit du regard le jeune assistant trempé qui s'éloigne vers l'arrière du château. Elle espère qu'il ne va pas attraper un mauvais rhume après sa fâcheuse immersion. S'est-il blessé dans sa chute ? Il boite un peu. Elle se mordille la lèvre sous une bouffée d'inquiétude.

L'Italien qui pilotait l'étrange appareil, en revanche, ne paraît pas s'angoisser pour la santé de son compagnon ; il l'entraîne sans beaucoup de ménagement, dans une démonstration de mauvaise humeur. Elle croit se souvenir de son nom : Francesco Melzi. Il est arrivé d'Italie, il y a plus de deux ans, en disciple de Leonardo da Vinci. Tout le monde le sait, à la cour : le roi a invité le célèbre génie à séjourner en France aussi longtemps qu'il lui plaira. Nommé « Premier peintre, Ingénieur et Architecte du roi », il a reçu pour modeste demeure ce château du Cloux, au calme dans la campagne amboisienne, en plus d'une pension de mille écus d'or.

L'apprenti ruisselant, lui, s'exprimait en français dans les quelques mots qu'il a bredouillés. Il a donc été reconnu et choisi par l'artiste ici même, à Amboise. Quelle chance de vivre chaque journée aux côtés d'une si illustre figure, d'apprendre de l'exemple d'un tel maître ! Il possède sûrement un don unique pour mériter un tel honneur.

Dans le petit cercle de la noblesse de Touraine, nul ne tarit d'éloges sur les merveilles du grand da Vinci. C'est à qui renchérira sur les peintures criantes de vie, les couleurs éclatantes, les inventions prodigieuses. Pour une fois que son père acceptait qu'elle participe à un événement social de cette importance, Léonore se faisait une joie d'assister aux festivités de la journée et de contempler ces chefs-d'œuvre de ses propres yeux. Après la machinerie retraçant la course des astres sur un drap azur aux étoiles d'or, l'automate crachant de faux boulets de canon qui rebondissaient en tous sens, la vis volante devait représenter le clou du spectacle. Un léger pincement de déception s'immisce dans ses réflexions. Les démonstrations ne reprendront sans doute pas. Déjà, la foule s'égaie, plongée dans les mondanités d'usage.

À deux pas de là, le roi ne paraît pas se formaliser du changement de programme. Sa voix de tonnerre roule en contraste de celle, plus mélodieuse, de l'artiste.

— Ah, Padre, je ne doute pas que votre vis aérienne s'élève jusqu'aux clochetons de ce château, dès qu'elle sera au point ! Mais vous m'avez parlé également d'autres machines, fort ingénieuses.

Aux côtés de la jeunesse éclatante du roi, da Vinci fait figure de vieillard avec ses épaules voûtées sous sa houppelande bleu saphir et sa main droite paralysée. Son rideau de cheveux d'un gris poudré se perd dans sa barbe. Pourtant, sur son visage, les ridules s'animent d'un plaisir presque enfantin.

— Bien sûr, Sire. J'ai les plans et les croquis de toutes sortes d'engins de guerre qui vous apporteront la victoire sur le champ de bataille : le char d'assaut capable de bombarder de tous côtés, l'éventail à canons qui peut tirer pas moins de dix coups de concert, l'arbalète géante qui sèmera la panique dans les rangs adverses, le pont tournant qui protégera les accès des incursions...

Tandis que l'ingénieur égrène les capacités redoutables de ses inventions, l'attention de Léonore couve à la dérobée la prestance élégante de son interlocuteur. Elle n'a jamais eu l'occasion de côtoyer le roi de si près. Impossible de manquer sa stature de géant, ses larges épaules, son pourpoint rutilant de rubans et pierreries. Le souverain de vingt-quatre ans rayonne d'une puissance virile qui force le regard. Pas étonnant que les ragots aillent bon train autour de ses affaires de cœur ! Léonore sent une rougeur déplacée lui monter aux joues.

Peut-être alertée par un froissement de tissu, Sa Majesté François tourne la tête en cet instant. Ses prunelles l'épinglent ; son sourire s'élargit. D'autres préoccupations, bien plus frivoles, chassent les discours guerriers.

Trois coups de pinceau pour un songeOù les histoires vivent. Découvrez maintenant